La construction du réel chez l'enfant – Observation 78

[p.112]Un exemple privilégié à cet égard est celui du biberon, car, dans la rotation de cet objet interviennent simultanément l'espace visuel, l'espace tactilo-kinesthésique et l'espace buccal, coordonnés entre eux. L'analyse de la rotation du biberon permet donc de déterminer avec précision jusqu'à quel point l'enfant perçoit le groupe qu'il est capable de constituer pratiquement. Il convient donc d'analyser avec quelque détail ce comportement, étant donnée la grande importance du problème qu'il soulève en ce qui concerne la notion de l'«envers» des objets, celle de la constance de leur forme, de leur permanence substantielle et spatiale, etc.

Dès 0;7 (0), date à partir de laquelle Laurent tient son biberon en buvant, je fais systématiquement l'expérience suivante: présenter le biberon à l'envers (la tétine étant invisible), pour voir si Laurent saura le retourner. Or, jusque vers 0;9, Laurent s'est conduit comme si la tétine n'existait plus, une fois disparue, autrement dit comme si l'objet n'avait pas d'«envers». Le retournement systématique ne s'est jamais produit, durant cette période, qu'une fois la tétine aperçue en tout ou en partie:

A 0;7 (4), je présente à Laurent le biberon vertical (et plein de lait, juste avant le repas): il le regarde de bas en haut, voit la tétine et rabat tout de suite l'objet dans la direction de la bouche. Il tette. – Je le lui reprends des mains et le présente horizontal: Laurent retourne très bien le biberon d'un quart de cercle et l'introduit dans sa bouche. – Au troisième essai, je présente le biberon de manière telle qu'il faut simultanément l'abaisser et le tourner de gauche à droite: Laurent réussit d'emblée. – Au quatrième essai, je présente le biberon à l'envers, Laurent ne voyant que le fond et n'apercevant plus la tétine: il regarde une à deux secondes et se met à hurler, sans aucun essai de renversement. – Cinquième essai (même position): Laurent regarde, se met à sucer le verre (le fond) et hurle à nouveau.

A 0;7 (5), mêmes réactions.

A 0;7 (6), je reprends l'expérience après le repas du soir, alors que Laurent réclame encore de la nourriture (il n'est jamais satisfait tant qu'il voit son biberon), mais sans nervosité. Il commence par retourner et ajuster très correctement le biberon en n'importe quelle position dès qu'il aperçoit le bon bout. En particulier lorsque je lui présente la bouteille presque renversée, mais en lui laissant voir encore une bande de 2-3 mm. de largeur du caoutchouc de la tétine, il parvient d'emblée à opérer le renversement presque complet du biberon qu'exige alors son ajustement: un tel fait montre assez que ce n'est pas la difficulté technique ou motrice qui arrête l'enfant lorsqu'il ne perçoit plus le bon bout. – Ces essais préliminaires une fois exécutés, je présente à Laurent le biberon à l'envers: il le regarde, le suce (cherche donc à téter le verre I), le rejette, l'examine à nouveau, le suce encore, etc., quatre ou cinq fois de suite. – Puis j'éloigne le biberon et le présente vertical, à 30 cm. de ses yeux: Laurent le considère avec grand intérêt et examine alternativement le haut (la tétine) et le bas (le mauvais bout). Je le retourne: son regard oscille de nouveau entre le haut (le mauvais bout) et le bas (la tétine). Une fois qu'il a suffisamment considéré l'objet et qu'il semble ainsi avoir compris, j'incline très lentement le biberon et le [p.113]lui présente par le mauvais bout: il regarde, puis essaie de sucer, regarde encore, suce à nouveau et finalement s'énerve. II n'a donc rien compris, malgré son examen prolongé de l'objet lorsque celui-ci était entièrement visible.

A 0;7 (11), il retourne de nouveau très bien le biberon dès qu'il aperçoit la tétine (quelle que soit la position), mais n'y comprend toujours rien lorsqu'il cesse de la percevoir. Mêmes réactions à 0;7 (17), à 0;7 (21), etc.

A 0;7 (30), Laurent regarde son biberon plein avant le repas. Je le lui montre entier, à 30 cm., puis le rapproche en le tournant très lentement: tant qu'il voit la tétine, il tend les mains, mais, sitôt qu'elle disparaît de son champ visuel, il se met à hurler et retire ses mains. II n'essaie plus de sucer le verre, comme précédemment, mais repousse le biberon en pleurant. La même réaction se produit trois fois de suite. Il y a donc nettement encore altération de l'objet. Cependant, lorsque j'éloigne un peu le biberon, il en regarde très attentivement les deux bouts et cesse de pleurer: il est certainement intéressé intellectuellement (et non pas seulement pratiquement) au problème. Il tend la main quand je rapproche l'objet, puis la retire lorsqu'il ne voit plus la tétine.

Même réaction à 0; 8 (2), à 0;8 (15) et jusqu'à 0;8 (24). A 0;9 (9), enfin, la conduite se modifie et Laurent entre, du point de vue particulier qui nous occupe ici, dans le quatrième stade.