Fondation Jean Piaget

Présentation

1936.
La naissance de l'intelligence chez l'enfant.
 Chap. 3: Le troisième stade. Les «réactions circulaires secondaires» et les «procédés à faire durer les spectacles intéressants»
Texte PDF mis à disposition le 14.09.2008



Avec ce chapitre commence la deuxième partie du livre, qui porte sur les adaptations sensori-motrices intentionnelles, en d'autres termes les conduites intentionnelles – l'intentionnalité étant définie ici comme impliquant aux yeux mêmes du sujet ne serait-ce qu'un début de différenciation moyen-fin. Pour le psychologue qui observe la succion du pouce chez l'enfant ou la conduite par laquelle celui-ci cherche à voir ce qu'il entend ou encore ce que sa main saisit, ces conduites sont orientées par le résultat même du schème alors activé. Mais cela ne signifie pas que le sujet ait conscience que le mouvement qu'il accomplit est un moyen d'atteindre un but. Comme l'affirme Piaget dans son introduction à la deuxième partie (p. 133): lorsque, au niveau le plus avancé des réactions circulaires primaires, le sujet "agit sur les choses, c'est simplement pour exercer ses propres fonctions". On verra au cours du chapitre 4 que c'est avec les premières conduites intelligentes que l'on peut attribuer clairement à celles-ci une intentionnalité ou différenciation moyen-fin dans la mesure où le sujet cherchera activement parmi les schèmes qu'il a jusqu'alors acquis ce qui lui apparaîtra alors comme le moyen d'atteindre un but. Mais avant cela, Piaget met en évidence chez ces enfants une nouvelle forme de réaction circulaire, dite secondaire, dans laquelle cette différenciation moyen-fin commence à apparaître sans pour autant que l'on puisse déjà qualifier ces conduites d'intelligentes dans la mesure où le sujet ne fait que répéter, à titre de moyen, une action qu'il vient de faire et dont il s'attend alors à ce que celle-ci reproduise l'effet surprenant ou intéressant tel qu'il a été perçu lors de l'action d'abord produite sans intention. Le critère adopté par Piaget pour distinguer les réactions circulaires secondaires des primaires est "l'action exercée sur le monde extérieur" dans un certain but (p. 141), cela du point de vue même du sujet qui l'accomplit. Illustrons ce point par quelques exemples.

A 3 mois et 5 jours, la fille cadette de Piaget, Lucienne, manifeste son contentement alors qu'elle est dans son berceau. Le mouvement corporel (elle se cambre) par lequel se manifeste ce contentement fait bouger des poupées suspendues au sommet du toit; ce qui renforce son plaisir. Elle continue donc à remuer ses membres, ce qui prolonge le balancement des poupées. Mais à ce niveau, il n'y a pas d'indices que Lucienne bouge son corps dans le but d'agir sur le monde extérieur. Le mouvement des poupées n'est qu'un résultat non intentionnel du mouvement du corps, des jambes et des bras. Par contre, quelques jours après, prenant conscience de l'effet de ses gestes sur les poupées, Lucienne ne se cambre plus comme elle le faisait chaque fois qu'elle était contente. Elle agite visiblement son corps pour faire bouger les poupées. Les mouvements de ses membres changent de nature; ils deviennent action pour agir sur le monde extérieur. Cette action est répétée plusieurs fois et chaque fois Lucienne regarde attentivement le mouvement des poupées, en ne marquant son plaisir que par un léger sourire. Cette réaction circulaire secondaire est ensuite répétée ultérieurement, dans des conditions qui peuvent être légèrement différentes (la réaction circulaire secondaire se généralise à d'autres objets suspendus au toit du berceau, ou simplement au toit lui-même). Des réactions circulaires secondaires plus complexes pourront se greffer sur la réaction initiale. Par exemple, toujours dans le troisième mois, Lucienne utilisera les mouvements fins de ses pieds pour atteindre les objets suspendus et les faire bouger (la même réaction circulaire a été constatée à 5 mois et 8 jours chez Jacqueline; née en hiver, elle a moins eu l'occasion de s'exercer que sa jeune sœur, d'où ce décalage de quelques semaines). Piaget observera également chez son fils Laurent une réaction circulaire voisine, mais qui introduit un intermédiaire supplémentaire: une chaîne que l'enfant peut tirer et qui est reliée à un hochet suspendu au sommet du toit. Alors que le jour précédent, l'action sur la chaîne et l'effet que cela produisait sur le hochet lui échappait, à 3 ans 13 mois il découvre le procédé qui permet cet effet à distance. Au début, c'est par hasard que, saisissant par réaction circulaire primaire ou même par simple réflexe la chaîne, il produit le mouvement et le son du hochet. Mais il répète alors aussitôt l'action qu'il vient de faire (tirer sur la chaîne) et qui a produit ce spectacle intéressant (le mouvement et le son du hochet), cette fois dans le but de reproduire ce dernier.

Ces quelques exemples font clairement comprendre le saut qui existe entre les réactions circulaires primaires et secondaires. Avec les secondes, on est en présence d'une conduite intentionnelle dans la mesure où l'enfant prend conscience de son pouvoir sur les objets, mais sans qu'il ait déjà pleinement conscience du rapport moyen-fin, puisqu'il n'a pas à trouver la solution à un problème, le moyen s'offrant avant même que la fin ait été posée contrairement à ce qui se passera avec les premières conduites intelligentes, lors desquelles il s'agira pour le sujet de trouver le moyen pour atteindre une but qu'il s'est préalablement fixé et dont il ne sait pas au départ comment y parvenir. Toutefois, cette conduite propre au 4e stade qui consiste à rechercher parmi les schèmes déjà acquis ceux qui permettront d'atteindre un but fixé est presque atteinte à la fin de cette troisième étape lorsque, généralisant une conduite telle que bouger ses membres pour faire bouger un objet suspendu au lit, l'enfant reproduira cette même action dans le but de faire se reproduire un spectacle intéressant: le bruit d'un objet éloigné de son lit par exemple. Mais en ce cas, il n'y a pas recherche d'un moyen, car alors l'objet éloigné est sans autre assimilé à l'objet suspendu au toit du berceau. Selon l'expression utilisée par Piaget, on a simplement affaire ici à des "procédés pour faire durer les spectacles intéressants" (p. 152), mais qui annoncent pourtant les premières conduites de coordination moyen-fin. Dans une telle circonstance, le passage à une conduite proprement intelligente exigera que, confronté à l'échec du procédé, le sujet cherche activement parmi ses schèmes acquis un schème ou procédé autre que celui qui a échoué, en l'accommodant aux circonstances. Ce sont de telles conduites qui seront au cœur du prochain chapitre.