Fondation Jean Piaget

Présentation

1967.
Biologie et connaissance. Chapitre VI: L'interprétation biologique des trois formes de connaissances
Paris: Gallimard. (Réimpr.: 1969, 1970). Une 2ème édition au contenu identique, mais avec une pagination différente a été publié par Gallimard en 1973. Une 3ème édition de contenu identique, mais avec encore une nouvelle pagination, a été publiée en 1992 chez Delachaux et Niestlé, Neuchâtel. Cette troisième réédition contient une préface de Marino Buscaglia, biologiste et historien de la biologie.
Texte PDF mis à disposition le 10.11.2011



[Texte de présentation: version du 24 sept. 2011.]

Les trois grandes formes de connaissance dont il est essentiellement question dans ce chapitre et auxquelles Piaget va chercher à livrer une interprétation biologique sont 1. les connaissances innées, c’est-à-dire «structurées par une programmation héréditaire», 2. les connaissances acquises portant sur la réalité physique, et 3. les connaissances logico-mathématiques (les deux dernières formes étant d’abord indissociables l’une de l’autre, jusqu’à ce que la connaissance logico-mathématique se développe indépendamment de la connaissance physique, et dans une direction d’intériorisation réflexive contraire à cette dernière).

Avant de considérer tour à tour ces trois formes de connaissance, Piaget souligne le fait que, alors que dans la plus grande partie des espèces animales, les connaissances innées occupent une place prépondérante (mais non pas exclusive), leur place est de plus en plus limitée dans les formes supérieures de vie animale et tout particulièrement chez l’humain. En se substituant progressivement aux connaissances innées, l’extension de plus en plus considérables des connaissances acquises ont permis aux organismes des espèces concernées de s’adapter à des milieux extérieurs de plus en plus variables et étendus. Cette substitution, fruit d’un véritable «éclatement de l’instinct» est ce qui, chez l’humain a fini par donner naissance aux deux mouvements contraire d’acquisition et de structuration des connaissances physiques (tournées vers le monde perçu et expérimenté) et des connaissances logico-mathématiques (orientées vers les formes d’organisation les plus générales du fonctionnement vital, qui sont la source à partir de laquelle ces connaissances, d’abord immanentes aux schèmes d’action, puis réfléchies, s’édifieront progressivement, par abstraction réfléchissante et constructive).

En ce qui concerne les «connaissances» attachées aux instincts, Piaget adopte la thèse générale qu’il a progressivement développée à propos de la genèse des formes biologiques. Cette solution reprend la double thèse de Lamarck (adaptation des organismes à leur milieu et hérédité de l’acquis), mais en substituant au mécanisme qui verrait le milieu imposé unidirectionnellement ses caractéristiques aux organismes, d’abord sur le plan simplement individuel puis sur le plan de l’hérédité spécifique, un ensemble très riche de mécanismes cybernétiques (à la fois régulateur et auto-organisateur) intervenant dans le cadre 1. des adaptations phénotypiques individuelles ainsi que 2. dans celui de la transformation du «système génétique collectif» propre à une population d’individus, mais aussi 3. dans le cadre plus limité des transformations internes au système génétique d’un individu, s’il est vrai, comme Piaget le suppose, que l’adaptation comportementale d’un individu à son milieu peut imposer une pression sélective sur les modifications internes de son génome.

En complément d’une argumentation essentiellement théorique développée en vue de rendre plausible la thèse lamarckienne de l’hérédité de l’acquis, Piaget termine cette section consacrée à l’évolution des comportements instinctifs en rapportant les résultats d’une étude prolongeant l’ancienne recherche qu’il avait entreprise sur l’adaptation d’une espèce de limnées aux régions littorales de certains lacs, et à la transformation d’abord phénotypique (individuelle) puis génotypique (=transmissible héréditairement) de la forme de la coquille de ces mollusques résultant de cette adaptation (voir JP29_1 et JP65_5). L’examen des faits recueillis renforce en effet la thèse d’un passage progressif d’une transformation individuelle vers une transformation héréditaire —phénomène que Piaget qualifie d’«assimilation génétique» en reprenant à son compte, mais dans une interprétation plus lamarckienne, une expression initialement proposée par le biologiste C. Waddington dans son ouvrage The strategy of the genes. Un tel passage progressif résulterait en effet non pas (ou pas seulement) d’un mécanisme néo-darwinien de transformation-sélection agissant sur une sous-population de l’espèce de limnées concernées, mais d’un mécanisme d’équilibration composés in fine de régulations cybernétiques internes au génome de ces organismes confrontés aux variations d’un milieu par ailleurs activement adopté sinon choisi par eux (à moins que, comme Piaget le souligne en note, l’hérédité en question ne soit pas de type chromosomique, mais extranucléaire ou cytoplasmique).

Après avoir examiné la genèse possible des connaissances attachées aux instincts (y compris les savoir-faire que sont les comportements instinctifs), Piaget se tourne vers le deuxième grand type de connaissance traité dans ce chapitre, à savoir la connaissance logico-mathématique, dont il s’agit d’expliquer les caractéristiques de fécondité et de nécessité à partir d’une certaine étape de son développement (comme l’ont montré les études de psychologie génétique). En raison de ces deux caractéristiques, les connaissances logiques et mathématiques ne peuvent être acquises par des mécanismes d’apprentissage tels qu’étudiés par la psychologie expérimentale ou encore à partir de l’expérience portant sur les propriétés inhérentes aux objets (ceci quand bien même les débuts de l’acquisition des notions mathématiques se font lors d’interactions avec les objets extérieurs). Les mêmes études montrent que ces connaissances ne sont pas innées donc héréditaires (ni apriori au sens à la fois logique et temporel du terme). Il reste donc à déterminer leur origine et par là leur nature. L’examen de leurs mécanismes de formation montre cependant que, ces mécanismes peuvent partager un point commun avec les connaissances de type physique: le recours à l’expérience, mais une expérience qui porte alors non pas sur les propriétés physiques des objets, mais sur les actions du sujet, c’est-à-dire sur l’ordre inhérent à leur coordination ou encore sur l’ordre qu’elles peuvent introduire au sein de la réalité externe. De même ces mécanismes ne sont pas dépourvus de tout rapport avec l’hérédité biologique, dans la mesure où leur examen révèle qu’ils prolongent sur le plan cognitif les fonctions et mécanismes biologiques généraux (assimilation, accommodation, régulation, équilibration, coordination…) constitutifs des formes biologiques héréditaires, et en particulier des formes inhérentes aux comportements instinctifs et des connaissances.

Ce dernier point est crucial dans l’argumentation de Piaget, puisqu’il montre que les structures logico-mathématiques partagent avec les structures biologiques le fait d’avoir pour condition de possibilité les mêmes mécanismes généraux propre à la vie en général et qui sur le plan cognitif engendrent l’ordre interne aux instincts (et donc aux connaissances instinctives) puis, avec le développement de l’intelligence, les structures de l’intelligence sensori-motrice, les structures opératoires de l’intelligence représentative, et enfin les structures mathématiques, produit et objet du travail du mathématicien. Aussi, pour compléter cette thèse sur le lien de continuité entre les mécanismes biologiques généraux de formation des structures biologiques et les mécanismes à l’oeuvre dans la construction des structures logico-mathématiques, Piaget met-il également en lumière la façon dont l’un des mécanismes centraux de cette dernière construction, à savoir l’abstraction réfléchissante, s’inscrit lui-même en continuité avec le mécanisme des «reconstructions convergentes avec dépassement» qui intervient dans la genèse des formes biologiques (à noter que Piaget abandonne explicitement ici le recours qu’il proposait, dans ses travaux antérieurs, à l’hérédité générale, supposée transmettre les grands plans d’organisation du vivant, et l’hérédité spéciale, transmettant les caractéristiques propres aux espèces et aux races biologiques, alors que ce qu’il a maintenant en vue est la transmission ou la continuation d’un organisme à ses descendants de son «dynamisme fonctionnel» —en d’autres termes, de son «organisation organisante»—, qui est «source d’isomorphismes» et d’«endomorphismes variés»).

Reste la question des connaissance «physiques» au sens le plus général (couvrant la réalité intérieure aussi bien qu’extérieure, dans la mesure où elle donne lieu à une abstraction strictement empirique et non pas logico-mathématique voire pseudo-empirique). Ces connaissances ont deux origines et conditions. D’une part elles sont acquises par apprentissage ou par expérience physique (au sens le plus large, y compris donc l’expérience psychologique) et en ce sens elles apparaissent comme le prolongement sur le plan cognitif du mécanisme d’adaptation biologique des organismes à leur milieu (avec ses deux pôles, l’un d’assimilation des contraintes ou données extérieures aux actions et aux structures de l’organisme, l’autre d’accommodation des instruments d’assimilation à ces contraintes ou données). Mais d’autre part elles comportent une dimension explicative dont ne sauraient rendre compte les mécanismes d’apprentissage et d’expérience physique, sauf à rendre illusoire le caractère de nécessité attaché aux explications physiques. Là encore, comme pour la connaissance mathématiques, les études de psychologie génétique sur le développement de l’explication physique chez l’enfant révèle que, comme Kant l’avait pressenti, c’est du côté du sujet qu’il faut se tourner pour résoudre le problème épistémologique de la causalité physique. Et là encore, ce que découvre Piaget c’est que le mécanisme en jeu s’inscrit dans le prolongement du mécanisme suggéré pour rendre compte de l’assimilation par le système génétique d’une espèce de l’adaptation biologique d’un organisme individuel à son milieu. L’explication causale est atteinte lorsque le sujet parvient à déduire ou reconstruire par déduction et au moyen de modèles logico-mathématique les régularités mises en évidence par l’expérience physique.

En définitive, ce que démontre Piaget dans ce chapitre, c’est que tous les mécanismes principaux d’acquisition ou de construction de connaissance propres aux trois grands types de connaissance examinés dans ce chapitre s’inscrivent dans le prolongement des mécanismes de génération des formes biologiques. Avec cette démonstration est atteint le but fixé dans les années 1920, dès les premières recherches et réflexions psychologiques et épistémologiques, à savoir construire une épistémologie et donc un interprétation biologique de la connaissance (ce qui n’implique en rien une sous-estimation du rôle des interactions et de la transmission sociales dans la genèse des connaissances, ainsi que Piaget le soulignera dans les conclusions de cet ouvrage) qui permet de rendre compte à la fois des caractéristiques les plus générales propres aux trois grands types de connaissance, mais également de l’accord des mathématiques avec la réalité, accord qui ne fait que prolonger, sur le plan de la cognition, celui des organismes avec leur milieu, s’il est vrai que, de même que le mécanisme d’équilibration interne au système génétique est capable de construire un génotype (c’est-à-dire une forme héréditaire) imitant le phénotype c’est-à-dire la forme acquise par un organisme en réponse aux pressions du milieu, de même le mécanisme d’équilibration propre à la pensée mathématique permet à celle-ci de construire des «structures abstraites» à même d’ «imiter… les données physiques».

A noter également que l’on trouvera dans ce chapitre, en marge de la démonstration du rôle fondamental joué par les mécanismes biologiques les plus généraux dans la construction des connaissances inhérantes aux instincts, puis, à la suite de l’éclatement de l’instinct, dans l’acquisition des connaissances physiques (liées au mécanisme général de l’adaptation, avec ses deux versants que sont l’assimilation et l’accommodation) et la construction des structures et connaissances logico-mathématiques, des analyses épistémologiques très éclairantes de la notion de nombre en ses différentes étapes de construction (du nombre figural encore peu différencié des «gestalts spatio-temporelles» jusqu’aux différentes variété de nombres opératoires, transfini compris), ou encore des connaissances spatiales, analyses qui montrent l’extrême importance pour la psychologie cognitive d’inclure le questionnement épistémologique dans ses recherches. On y trouvera également un examen de la construction des structures et des notions mathématiques qui démontre que cette construction ne peut être identifiée ni à une invention (au sens où le sujet ne peut pas les construire librement à la manière dont il peut inventer un jeu) ni à une découverte (ces êtres et notions ne préexistant pas dans un monde des idées en soi, précédant leur construction).

Notons enfin que ce chapitre contient en filigrane les problèmes qui seront traités dans la dernière décennie de recherches dirigées par Piaget au CIEG (à savoir les recherches portant sur l’abstraction réfléchissante, sur la généralisation, sur les correspondances et les morphismes, et plus généralement sur les mécanismes de construction des structures cognitives — toutes recherches qui ont pour but d’affiner la connaissance de ces mécanismes).