Fondation Jean Piaget

Etape 3: Acquisition de la notion de volume

La conservation du volume
Les intuitions atomistiques appliquées au volume


La conservation du volume

Lors du quatrième stade, après qu’il ait construit les notions opératoires de matière et de poids et les opérations qui leur sont indissociablement reliées, il reste au sujet à élaborer la notion de volume physique, soit la dernière des grandes notions physiques qui permet à la pensée humaine commune de se représenter de façon raisonnée n’importe quel objet matériel, ou réunion d’objets matériels, abstraction faite des rapports de causalité que les objets entretiennent les uns avec les autres, ou qui interviennent en leur sein.

Pour étudier cette notion dans sa réalité physique plus que géométrique, Inhelder et Piaget ont utilisé le subterfuge que leur suggérait l’ancienne façon de mesurer les volumes: plonger les objets dans l’eau.

Pour ne pas s’encombrer de fausses interprétations, les enfants sont priés de constater qu’un corps plongé dans l’eau occupe un certain espace que l’on peut mesurer au moyen de l’élévation ou de l’abaissement du niveau de l’eau. Il ne s’agit pourtant pas, sauf problèmes particuliers, de demander aux enfants des mesures, hors de la simple constatation qu’un niveau d’eau est égal, plus élevé ou moins élevé qu’un autre niveau; les entretiens réalisés avec les enfants montrent qu’ils identifient sans problème l’intuition des variations du volume de l’objet considéré avec le volume associé au déplacement de la surface de l’eau.

Lorsqu’au troisième stade on demandait au sujet si une boule d’argile va faire monter plus, moins, ou la même chose, le niveau d’eau qu’une autre boule dont il a auparavant constaté qu’elle occupait le même volume d’eau que la première, il affirmait que, contrairement à la substance ou au poids, considérés maintenant comme invariables, le niveau d’eau déplacé par la boule dont on a modifié la forme, ou que l’on a sectionnée, n’est plus le même: la boule qui n’a pas été modifiée fait plus monter l’eau parce qu’elle est plus grosse, etc.

Comment l’enfant du quatrième stade réagit-il à la même question? Le début du quatrième stade, vers 9-10 ans environ, est le plus révélateur du type d’activités constructives que doivent mettre en oeuvre les enfants pour acquérir la notion opératoire de volume physique. On retrouve les mêmes sortes de réponses que pour la substance ou le poids.

Le sujet commence par osciller entre la croyance que, allongée ou sectionnée, la boule ne prendra plus la même place, «parce qu’elle est plus longue» ou «parce qu’il y a plus de morceaux», et la croyance que «c’est la même chose que pour la boule (témoin)».

Ces arguments, strictement identiques à ceux formulés à propos de la substance ou du poids, soulèvent une nouvelle fois la question de la raison de la construction si tardive du volume, comparée aux deux autres acquisitions.

Des arguments révélateurs...

Mais le fait que l’enfant doive répondre à une question sur le volume, et non pas sur le poids ou sur la substance, le conduit à ce stade à formuler des arguments révélateurs de la spécificité du problème posé par cette dernière notion.

Lorsque la boule est partagée en morceaux, les sujets peuvent se contenter d’évoquer la voluminosité perçue (la grosseur, etc.) pour justifier le fait que, par exemple, «il y a plus», non seulement d’ailleurs pour le volume de la boule non sectionnée, mais aussi, lors des stades précédents, pour sa quantité de matière ou son poids.

Par contre certains enfants peuvent pousser plus loin leur analyse de la situation et affirmer que le volume formé par les morceaux est plus gros que celui de la boule parce que, comme le dira un enfant: «[...] quand vous mettez tous les petits bouts dans la boule, ils n’y entreront pas». Et au psychologue qui demande si on ne peut pas refaire la boule de départ avec les petits bouts, le même enfant précise que: «Si on serre bien ça donne la même grandeur, mais il faut alors bien serrer» (JP41a, p. 67).

Ce qui apparaît là, sur le plan de la représentation, c’est le schème de la compression, avec peut-être le "constat" qu’il est difficile de recoller les morceaux.

Le problème spécial posé par le volume

Ce qui pose problème avec le volume, c’est que, pour aller à l’encontre des suggestions de la perception, le sujet doit pouvoir concevoir la façon dont les éléments composant l’objet s’agencent les uns avec les autres. Peu importe que les pièces s’ajustent mal les unes aux autres dans le cas des quantités de matière ou de poids; mais pour le volume, cela paraît être une condition pour que celui de la boule morcelée soit égal à celui de la boule complète.

Ce qui fait donc problème, c’est que des éléments éparpillés ou déplacés, comme dans le cas de la boule allongée, ne paraissent effectivement pas égaux au volume qu’ils occupaient antérieurement, du moins du point de vue de la perception et de son prolongement en intuition représentative.

On voit là, encore plus que pour le poids ou la substance, comment dans son analyse du problème de la conservation du volume, le sujet doit, pour ainsi dire, descendre à un niveau plus bas que celui de la simple considération des parties découpées.

En d’autres termes, on voit comment l’hypothèse atomistique doit intervenir pour permettre de rompre l’obstacle fourni par l’intuition perceptive et pour substituer à celle-ci une intuition opératoire, un schème d’assimilation, résultant des coordinations nécessaires à la maîtrise des phénomènes de resserrement et de desserrement qui se produisent lorsque, en effet, on modifie la forme d’un objet, ou qu’on le sectionne.

C’est en quoi la considération du volume des corps, et les interrogations concrètes relatives à cette notion que le sujet peut être amené à se poser dans la vie de tous les jours, ou auxquelles il peut être conduit lors de ses échanges avec autrui, sont importantes puisqu’elles le conduisent à affiner son intuition atomistique jusqu’au point où elle fera complètement basculer le rapport entre la perception et l’intelligence, ou entre le réel et le possible.

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Les intuitions atomistiques appliquées au volume

Lorsque, à la fin du quatrième stade, le sujet a achevé ce travail de différenciation et de coordination dont l’aboutissement est la notion opératoire de volume physique, il n’aura lui-même plus conscience du travail réalisé au cours de ses interactions avec le milieu. Confronté à la simple question de conservation du volume (fig. 30), il se contentera de répondre que, changer la forme d’un objet, ou l’émietter, ne change rien à son volume, puisque c’est toujours «la même quantité et le même poids» (JP41a, p. 70), ou que «oui, c’est plus long mais c’est plus mince» (p. 71).

Ce recours, pour justifier la conservation du volume, aux conservations de la matière ou du poids, que nul enfant plus jeune n’a jamais invoqué, ou aux arguments qui avaient suffi plusieurs années avant à justifier la conservation de la substance, montre que, face à cette question devenue triviale, le sujet cède avec raison à la paresse de l’esprit.

Mais il suffira de le confronter à des situations dans lesquelles il est appelé à mettre en oeuvre ses intuitions atomistiques pour que l’on constate leur rôle dans l’assimilation complète du réel physique telle qu’il apparaît à la conscience adulte, abstraction faite des liens de causalité.

Dans le problème de la dissociation du sucre (fig. 32), l’un des sujets, invité à répondre à la question de la conservation du poids, invoquera un argument basé sur la répartition différente, plus ou moins resserrée, de particules qui ne changent pas: «Les petits grains se dilatent (= s’écartent) dans l’eau, le sucre est resté dans le verre, on ne l’a pas enlevé» (JP41a, p. 128).

Et pour le volume: «[...] l’eau restera quand même haute: les petits grains prennent le même volume que le grand morceau» (p. 128).

C’est bien l’intuition de l’atome qui est au coeur des affirmations de ce sujet, comme des autres d’ailleurs, une intuition qui, analysée, se révèle être composée d’un savoir opératoire sur l’éloignement ou le rapprochement de parties qui ne fondent plus: «ce sont des particules fines et ça ne fond plus» (id.).

L’atome invariable

Mais la meilleure confirmation de l’atomisme opératoire qui sous-tend la notion "finale" de volume physique, c’est dans le problème de la dilatation qu’on devrait le mieux la constater (fig. 31), dans la mesure où la pensée peut être tentée de croire que ces particules qui ne se subdivisent plus, les "atomes ultimes", peuvent au contraire se dilater.

Le fait que cela ne soit pas le cas, c’est-à-dire que, face au problème de la dilatation, certains sujets évoquent immédiatement des arguments de même famille que ceux qu’ils invoquaient pour le problème contraire de la dissolution, confirme le caractère véritablement invariable de l’atome.

Lorsque l’on interroge les enfants du quatrième stade sur le volume d’un grain de maïs qui se dilate par échauffement, les sujets avancent deux types d’arguments:
    – ils invoquent des raisons identiques à celles qu’ils avançaient pour expliquer la conservation du volume du sucre: le grain est composé de particules de grains qui s’éloignent simplement les uns des autres.

    – ou bien ils affirment que le grain total se dilate en laissant de plus en plus de vide en son sein. Mais cette solution, qui respecte la continuité du tout, pourrait bien mener aussi à l’atomisme invoqué pour le poids, dans la mesure où le continu qui entoure chaque partie vide devient de plus en plus ténu.
Par l’hypothèse atomistique – à laquelle les enfants parviennent à la fois parce que certaines expériences (comme celle du liquide qui ne monte pas) les incitent à la rechercher (mais sans la leur souffler), et parce qu’elle leur permet d’expliquer ces expériences – et par les opérations qui lui sont associées, le sujet introduit une intelligibilité accrue dans un réel dont il faut se rappeler le caractère chaotique au départ de la vie, et cela quel que soit le support premier que le développement de l’intelligence a pu trouver dans l’organisation phylogénétiquement transmise des activités psychologiques les plus primitives.

Remarques finales

En conclusion, la forme des objets s’explique par le changement de place de leurs composantes ultimes, jugées elles-mêmes invariables. Si la perception de la dissolution du sucre a pu mettre le sujet sur la piste de l’atomisme, c’est la composition opératoire, le groupe que forment les particules se déplaçant, qui rendent raison, en dernière instance du caractère invariable du volume, mais aussi du poids et de la matière, non seulement de l’objet total, mais des atomes dont il est composé.

Si les opérations du groupe n’étaient pas réversibles, si chaque déplacement ne pouvait être annulé par son inverse, il ne servirait à rien au sujet de faire l’hypothèse de l’atome. C’est parce que les opérations du groupe sont réversibles qu’il est intellectuellement "payant" pour le sujet, de faire l’hypothèse de l’invariance des parties ultimes (en pensée) de l’objet considéré.

Piaget et Inhelder exagèrent-ils lorsqu’ils prêtent au sujet toutes ces activités de compositions et de différenciations intellectuelles qui, nouant la gerbe, aboutiraient à l’intuition atomistique et aux savoirs opératoires auxquels elle est liée? Peut-être. Pourtant,
    – lorsqu’on suit le détail des réflexions des enfants,

    – lorsqu’on considère la façon dont tout l’acquis d’une période précédente vient se résumer dans une formule lapidaire d’un enfant plus âgé qui ne peut plus, bien sûr, se souvenir du travail intellectuel antérieurement réalisé,

    – lorsqu’enfin on prête attention à ces enfants qui, dans la vie de tous les jours, ne cessent de s’interroger et de réfléchir à des situations ou à des phénomènes qui les interpellent,
on ne peut s’empêcher de penser que la psychologie génétique, opératoire et constructiviste, a encore aujourd’hui, de solides atouts à faire valoir, aussi bien empiriques que théoriques, et que les intuitions psychologiques transmises dans un ouvrage comme celui sur la genèse des quantités physiques n’ont pas fini de nourrir le sens commun psychologique, ainsi que les recherches psychologiques à venir.

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[…] contrairement aux faits de comportement, les faits de conscience ne relèvent pas de la plupart des catégories habituelles applicables à la réalité physique : substance, espace, mouvement, force, etc., et d’une manière générale causalité.