Fondation Jean Piaget

Abstraction réfléchissante et généralisation constructrice

De l’abstraction classique à l’abstraction réfléchissante
Bilan des recherches sur l’abstraction réfléchissante
Les généralisations constructrices


De l’abstraction classique à l’abstraction réfléchissante

L’enfant de deux ans sait construire des tours avec des plots de plus en plus petits. A sept ans il sait sérier des baguettes par ordre de grandeurs. Enfin à douze ans il parvient à répondre à des questions verbales sur les relations entre les couleurs de cheveux de plus en plus foncées de trois personnages imaginaires. La raison de ces décalages est connue:
    – Dans le premier cas, il y a simple sériation pratique.

    – Dans le second cas, l’enfant qui parvient d’un seul coup à la solution opère sur les différences de grandeur entre chacune des baguettes et sait donc d’avance comment ces différences se relient les unes avec les autres. Son activité n’en est pas moins fixée sur les baguettes concrètes qu’il a sous les yeux.

    – Dans le troisième cas enfin, l’enfant considère les propositions verbales et les opérations ou les relations qu’elles expriment. Le savoir engagé est alors la connaissance abstraite d’une connaissance concrète sur les relations de sériation.
Face à cette situation, le psychologue ne peut que se demander si la première acquisition ne peut pas servir de base à l’acquisition de la seconde, et celle-ci à l’acquisition de la troisième.

L’abstraction simple

Dans l’histoire de la philosophie de la connaissance et des débuts de la psychologie de l’intelligence, un mécanisme a été proposé pour expliquer l’apparition d’idées de plus en plus abstraites (par exemple le passage de cas concrets d’injustice à l’idée abstraite de la justice).

Ce mécanisme, l’abstraction, était considéré comme procédant par abstraction des traits communs propres à chaque cas particulier. Ne retenir que les traits communs permettait à la pensée d’aboutir à l’idée abstraite et générale (par exemple, des idées, déjà relativement abstraites, de cheval, de chien et de chat, parvenir à l’idée plus abstraite d’animal).

Piaget va reprendre cette thèse, mais en la transformant de telle sorte qu’elle reflète les faits dégagés par les enquêtes psychogénétiques et qu’elle s’accorde avec la thèse attribuant un rôle essentiel au sujet et à l’activité psychologique dans l’acquisition cognitive (ce dernier point avait déjà été esquissé par Brunschvicg). La notion d’abstraction réfléchissante est le résultat de cette synthèse.

De l’abstraction simple à l’abstraction réfléchissante

Lors du passage d’un niveau d’acquisition au suivant, il y a bien un processus qui revient à extraire des propriétés propres au niveau inférieur pour les refléter sur le plan supérieur. Mais l’examen épistémologique et psychologique de moments privilégiés de ce passage amène Piaget à modifier sur deux points essentiels la conception classique de l’abstraction, et à proposer l’existence, à côté d’une première forme d’abstraction proche, par sa simplicité, de l’abstraction classique, d’une seconde forme, beaucoup plus complexe, qu’il appellera abstraction réfléchissante dans la mesure où elle fait intervenir deux sortes de réfléchissement.

Abstraction à partir du sujet

En ce qui concerne la modification épistémologique que Piaget fait subir à la notion classique d’abstraction, elle est toute entière basée sur le fait que, dans le cas d’exemples tels que celui de la triple sériation, pratique, concrète et verbale, ce qui est tiré du plan inférieur pour être réfléchi (au sens optique du terme) sur le plan supérieur, provient à chaque fois, en dernière instance, du sujet et n’est pas le reflet de propriétés du monde extérieur ().
    Dans l’exemple choisi, ce qui est ainsi abstrait de la sériation de niveau inférieur est l’ordre élémentaire des objets, résultat de la mise en ordre pratique ou empirique réalisée par le sujet.
Quant à la modification psychologique, elle est double, comme nous allons le voir.

De multiples plans d’abstraction

Pour les psychologues associationnistes, comme pour les philosophes dont ils s’inspiraient, tout se passait sur un seul plan, celui des idées (idées sensibles certes, pour le point de départ, mais idées tout de même), et la formation des idées générales ou abstraites revenait à faire simplement un tri entre les caractères à retenir et ceux à mettre entre parenthèses.

L’examen psychogénétique et non plus seulement épistémologique montre que le processus d’abstraction réfléchissante est plus complexe que celui invoqué par ces psychologues et qu’il fait intervenir non pas un, mais deux plans d’activité.

La première correction psychologique que Piaget est amené à apporter à la notion classique d’abstraction pour l’adapter aux faits de développement dépend pour une part des observations et des thèses liées à son étude sur la formation du symbole chez l’enfant (JP45). Cette étude a montré l’écart considérable qui existe entre le monde de l’action et de la perception et celui de la représentation (même s’il existe un processus continu qui conduit de l’un à l’autre).

Des études ultérieures sur la prise de conscience (JP74b) confirment et complètent ce fait en montrant que la traduction sur le plan de la représentation de ce qui se passe sur le plan de l’action n’est pas du tout immédiate, et qu’elle implique un processus de reconstruction au cours duquel nombre d’erreurs et de déformations sont possibles.

La qualité de la traduction sur le plan de la représentation de ce qui se passe sur le plan de l’action dépend de la construction de ces notions abstraites dont l’associationnisme affirmait qu’elles étaient tirées sans autre forme de procès de la perception.

Ce qui conduit à considérer la seconde transformation psychologique, radicale, que Piaget apporte à la notion d’abstraction.

L’abstraction comme processus constructif

Les premières représentations que l’enfant est amené à se faire, par abstraction simple, de ce qu’il réalise sur le plan de l’action ne sont que des reflets appauvris et insuffisants. Ces reflets sont de plus dès le départ intégrés à un processus de réflexion (au sens cognitif et non plus optique) qui se passe sur le plan de la représentation et par lequel le sujet s’efforce de construire une compréhension conceptuelle de ce qu’il perçoit ou croit percevoir sur le plan de son action et de la réalité extérieure.

L’examen de cette réflexion, réalisé lors de recherches des années septante portant sur l’abstraction réfléchissante, montre l’important travail de régulation et de coordination, de différenciation et d’intégration, etc., qu’effectue le sujet pour construire les concepts lui permettant de décrire de façon correcte et complète l’ordre inhérent à son action.

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Bilan des recherches sur l’abstraction réfléchissante

Les recherches sur l’abstraction réfléchissante ne viendront pas seulement confirmer et amplifier ce que l’examen des stades intermédiaires d’acquisition des notions opératoires permettait déjà de conclure, à savoir le caractère non immédiat de la reprise sur un plan supérieur de ce qui est acquis sur le plan inférieur.

Elles aboutiront non seulement à se faire une idée plus complète de ce processus d’abstraction, mais conduiront aussi à prendre conscience du fait que celui-ci intervient à tous les niveaux de la vie psychologique, et non seulement lors du passage de l’action à la pensée concrète, ou du passage de celle-ci à la pensée formelle.

C’est, par exemple, dès le sensori-moteur que l’abstraction réfléchissante intervient : lorsque le bébé observe son action pour en étudier les effets, il réfléchit (au sens optique) cette action alors "représentée" par des indices qui lui restent attachés, et il coordonne ces indices les uns avec les autres en les insérant dans les schèmes en construction, qui vont lui permettre de diriger son action de manière à obtenir les effets alors attendus.

Ainsi, l’abstraction réfléchissante paraît intervenir à chacun des stades que traverse l’enfant dans sa progression vers la pensée opératoire concrète; comme elle intervient plus généralement encore à chaque fois que l’enfant s’appuie sur sa propre action pour construire une connaissance plus complète lui permettant de mieux guider son activité de résolution d’un problème en cours (en d’autres termes dans toute "microgenèse cognitive" et non pas seulement dans la genèse des structures opératoires).

Il reste une dernière série d’observations, importantes pour la psychologie autant que pour l’épistmologie, que Piaget va être amené à formuler en ce qui concerne l’abstraction réfléchissante. Elle concerne la nature de la généralisation qui l’accompagne.

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Les généralisations constructrices

Tout processus d’abstraction se traduit ou est accompagné par un processus de généralisation.
    L’abstraction simple qui, selon la conception classique, permettrait de tirer la notion de justice d’une série de cas particuliers en ne retenant que les idées communes à chacun d’entre eux aboutit à une notion abstraite dans laquelle les idées plus spécifiques qui accompagnaient chacun de ces cas sont perdues.

    Autre exemple bien connu, l’abstraction qui, toujours selon la conception classique, aurait conduit de la considération des animaux particuliers à la notion générale d’animal: cette dernière notion est plus pauvre que chacune des notions particulières dont elle est supposée être issue (par exemple la notion d’homme). En effet, pour obtenir la notion d’homme à partir de la notion d’animal, il faut compléter celle-ci: un homme est un animal raisonnable.
Venant compléter les conclusions des études sur le développement de la logique montrant que la construction des notions d’animal, d’homme, de chien, etc., n’obéit pas à un tel processus isolé de simple abstraction, mais qu’elle nécessite la construction d’un savoir-faire opératoire relativement aux classes (inclusion de la classe des hommes dans celle des animaux, etc.), les études sur les mécanismes du développement montrent que la généralisation qui accompagne le processus d’abstraction n’est pas de nature appauvrissante, mais au contraire qu’elle aboutit à des systèmes cognitifs plus riches en propriétés que ceux qui ont servi à étayer leur construction.

La généralisation constructive que Piaget a ainsi été amené à donner au processus qui accompagne l’abstraction réfléchissante comprend deux formes, l’une la généralisation synthétique, qui procède de la fusion de deux systèmes opératoires (l’exemple type est celui de la logique des classes et de la logique des relations, dont la synthèse produit le nombre opératoire) ; l’autre, la généralisation complétive, dont les caractéristiques sont présentées ci-dessous.

La généralisation complétive

Lorsqu’un système cognitif du sujet (par exemple l’arithmétique des nombres naturels) est déséquilibré, et que celui-ci est alors conduit à édifier, par abstraction réfléchissante et par régulation, un nouveau système (dans l’exemple le système des entiers positifs et négatifs) capable de dépasser l’obstacle rencontré par le précédent, ce nouveau système intégrera l’ancien, non pas parce qu’il est plus pauvre en qualité que le précédent, mais parce qu’au contraire ses propriétés de structure sont plus riches que le précédent.

Comment cela se peut-il? Des recherches consacrées à la généralisation vont s’efforcer de clarifier ce point (EEG36).

L’une des constatations qui découlera de ces recherches sera ainsi de montrer que, lorsque le sujet s’efforce de dépasser les limitations d’un ancien système, les activités d’abstractions réfléchissantes et de régulations auxquelles il est alors conduit l’entraînent à créer sur le nouveau plan une multitude de sous-systèmes dont chacun est capable de refléter un aspect de la situation de départ (les différentes opérations réalisables dans l’ancien système).

Le sujet va être alors conduit à associer ces systèmes les uns avec les autres non plus de façon successive, comme cela était le cas sur le plan précédent, mais au moyen d’opérations de combinaison (ou plus généralement au moyen de coordinations).

Chacun des sous-systèmes du nouveau plan reflétera plus ou moins fidèlement les systèmes du plan inférieur: à l’achèvement de la construction du nouveau système certaines restrictions non nécessaires imposées aux anciens systèmes pourront par exemple être levées.

Mais par ailleurs la puissance accrue du nouveau système cognitif tiendra aux opérations de combinaison des sous-systèmes du plan supérieur. Résultat du processus général d’équilibration majorante, ces coordinations (sur un nouveau plan) d’actions ou d’opérations, expliquent le saut qualitatif, en puissance de déduction et d’anticipation, du nouveau système cognitif total qui sous-tend les activités du sujet par rapport à l’ancien.

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[…] le but de l’enseignement des mathématiques reste toujours d’atteindre la rigueur logique ainsi que la compréhension d’un formalisme suffisant, mais seule la psychologie est en état de fournir aux pédagogues les données sur la manière dont cette rigueur et ce formalisme seront obtenus le plus sûrement.