Fondation Jean Piaget

La mémoire: Introduction

Une approche originale de la mémoire
Quelques définitions
Un aperçu de la méthode de recherche
Un bilan général des recherches


Une approche originale de la mémoire

Quelques sources théoriques

Dès ses premières réflexions sur la pensée humaine, Piaget a été amené à prendre acte de l’importance de la mémoire pour l’explication psychologique puisque l’un des grands auteurs à avoir fortement marqué son adolescence n’était autre que Bergson.

Pour Bergson, qui déjà distinguait deux grands types de mémoire, la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir, la pensée s’oppose à la matière par le fait qu’elle est mémoire, qu’elle peut conserver le passé, le rassembler dans le présent, et ainsi créer véritablement le futur.

Quelque chose de cette thèse passera dans "Recherche" (JP18), cet ouvrage de jeunesse de Piaget qui contient quelques germes essentiels de toute l’oeuvre future. Mais tout aussi importante sera la distinction entre mémoire-habitude et mémoire-souvenir.

On la retrouvera, mais élargie et redéfinie, dans la distinction, que proposera à son tour Piaget dans le livre qu’il a publié avec Bärbel Inhelder, entre la mémoire au sens strict, qui contient la mémoire souvenir, et la mémoire au sens large, qui en un sens rejoint l’identification bergsonienne de la pensée et de la mémoire, tout en généralisant et en subvertissant complètement sa signification.

Brunschvicg et Janet

Mais ce n’est pas seulement l’écho, profondément modifié de la thèse de Bergson que l’on retrouve dans l’ouvrage "Mémoire et intelligence" de 1968, c’est également celui de la pensée de deux de ses "maîtres" les plus appréciés: Brunschvicg et Janet.

Ces deux auteurs ont tous deux partagé une conviction commune en ce qui concerne la mémoire (historique, pour le premier, psychologique pour le second): qu’elle est essentiellement affaire de construction.

Si l’on peut résumer tout Bergson par la formule «la pensée est mémoire», deux brèves affirmations permettent également de résumer l’essentiel des thèses de Brunschvicg et Janet. Le premier a eu cette formule, profonde et provocante: «l’Egypte (antique), c’est l’égyptologie» (nous avons hélas égaré la référence de cette citation); quand au second, toute sa conception de la mémoire tient en l’identification des notions de mémoire et de récit: les conduites de la mémoire reposent sur le récit.

On le voit, lorsque Piaget aborde la question de la mémoire, sa position ne peut qu’être dès le départ originale par rapport à la majorité des recherches de psychologie expérimentale, le plus souvent encore marquées par une conception associationniste contraire aux intuitions constructivistes. On le constate déjà dans les remarques qu’il fait au sujet de cette notion dans ses études sur le développement de l’intelligence sensori-motrice et la construction du réel chez l’enfant (JP36, JP37).

Mémoire et intelligence

Entre 1936 et les années soixante bien des choses se passent, qui font que les enquêtes sur les rapports entre la mémoire et l’intelligence qu’il réalise avec Inhelder jettent une lumière originale sur la nature de la mémoire psychologique.
    C’est d’abord la grande découverte des opérations et des structures opératoires coeur de l’intelligence représentative.

    C’est ensuite une invention méthodologique liée aux recherches sur l’image mentale : une nouvelle approche est appliquée qui consiste à étudier les phénomènes de l’image mentale puis de la mémoire à partir des jugements et des conduites que suscitent les situations créées pour étudier l’intelligence représentative.
Les travaux de Piaget et Inhelder sur la mémoire seront dès lors innovateurs sur deux plans:
    Le premier est celui de la théorie générale et d’une nouvelle définition qui coordonne la notion de mémoire avec les autres concepts généraux de la psychologie constructiviste, et en particulier celui de schème.

    Le deuxième concerne les résultats eux-mêmes de la recherche qui vont renforcer et préciser la conception constructiviste de la mémoire proposée par Brunschvicg et Janet.


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Quelques définitions

La nouvelle définition de la mémoire proposée par Piaget repose sur la distinction entre un sens large et un sens restreint de la notion de mémoire.

La mémoire au sens large

Au sens large, la mémoire peut être identifiée à tout phénomène biologique, psychologique ou social qui se conserve à travers le temps.
    – Sur le plan biologique, le système immunitaire d’un organisme "se souvient" des propriétés d’une bactérie qui a dans le passé agressé cet organisme, et conserve la parade lui permettant de défendre celui-ci en cas de nouvelle attaque de cette bactérie. On peut aussi admettre que l’hérédité biologique constitue la mémoire des solutions trouvées dans le passé aux problèmes d’adaptation rencontrés par une espèce.

    – Sur le plan social, la mémoire au sens large est l’ensemble des institutions, dont le langage, qui conserve les acquis de cette société.

    – Sur le plan psychologique qui intéresse Piaget, la mémoire peut être assimilée à l’ensemble des schèmes acquis dans la psychogenèse et conservés au sein du système psychologique qui, tout entier, constitue l’individualité psychologique. La conservation de ce système étant supportée par le cerveau, il apparaît que la mémoire psychologique au sens large dépend elle-même en partie de la forme particulière de mémoire biologique, qui concerne les circuits neuronaux.
En identifiant la mémoire psychologique au sens large aux schèmes et à l’ensemble organisé qu’ils constituent, Piaget prend ainsi le contre-pied de Bergson, qui identifiait la totalité de la vie psychologique à la conservation des souvenirs-images, c’est-à-dire à ces images qui nous viennent à l’esprit lorsque nous nous interrogeons sur les événements que nous avons vécus à tel ou tel moment du passé.

La mémoire au sens strict

Cette notion de souvenirs-images, qui occupaient une place centrale dans la conception bergsonienne de l’individualité psychologique, Piaget va la reprendre, en en faisant le coeur non plus de la mémoire au sens large, mais de la mémoire au sens strict. La notion de souvenirs-images sera alors considérée comme l’une des deux composantes caractéristiques de la mémoire au sens strict.

Pour qu’il y ait mémoire au sens strict, il est nécessaire qu’une condition soit remplie: il faut que l’individu relie la perception, l’image ou la conception actuellement perçue ou mentalement reproduite ou conçue, avec un événement qu’il ressent avoir vécu dans le passé et qui peut être alors figurativement représenté par cette image ou cette perception actuelle.

Cette condition est remplie pour les souvenirs-images: lorsque nous croyons nous souvenir de façon imagée d’un événement passé, c’est que l’image (l’imitation intériorisée) qui envahit de manière plus ou moins forte notre champ de conscience actuel tient lieu de ce qui a pu dans le passé envahir notre champ de perception, si l’événement en question s’est effectivement produit, ce qui n’est pas nécessairement le cas ()!

Mais elle peut l’être aussi pour une forme plus élémentaire de mémoire au sens strict, la récognition: lorsque nous croisons une personne dans la rue, la perception que nous en avons peut nous rappeler une scène du passé lors de laquelle cette personne était présente.

Mémoire de récognition et mémoire d’évocation

La mémoire de récognition est cette capacité que nous avons de reconnaître des objets ou des scènes qui se présentent constamment à nous dans nos activités psychologiques. Cette forme de mémoire soulève pourtant un problème: toute récognition relève-t-elle de la mémoire au sens strict?

Si l’on adopte ce point de vue, comme Piaget le fait lorsqu’il accorde la présence de la mémoire de récognition aux invertébrés inférieurs (JP66b, p. 63), on peut alors entrer en contradiction avec l’exigence d’une «référence explicite au passé: le sujet reconnaît un objet ou une séquence d’événements s’il a l’impression de les avoir déjà perçus auparavant» (JP68a, p. 6; faut-il prêter une telle impression aux invertébrés inférieurs?).

Mais quoi qu’il en soit de ce délicat problème, si l’on s’en tient aux conduites de l’enfant, on peut en effet distinguer parmi les phénomènes de mémoire au sens strict, ceux qui relèvent de la récognition (telle personne étrangère croisée dans la rue est identifiée comme quelqu’un déjà rencontré dans le passé), et ceux qui relèvent de l’évocation (lorsque l’on se demande par exemple où l’on a bien pu voir la personne que l’on vient de croiser dans la rue, et que l’on commence alors à évoquer des scènes du passé).

Un point doit être encore mentionné. La mémoire au sens strict, comme tout processus psychologique, est affaire de schèmes:
    lorsque l’on reconnait en telle personne un individu déjà rencontré dans le passé, le point de départ de cette récognition est un schème de perception.

    de même, lorsque nous évoquons un souvenir-image, celui-ci résulte d’un travail plus ou moins lointain d’accommodation des schèmes concernés (du moins si l’on en croit la thèse assimilant l’image à une imitation intériorisée).
Comment dès lors concevoir les rapports entre la mémoire au sens strict avec la mémoire au sens large, qui concerne la pure et simple conservation des schèmes. Les résultats des recherches vont précisément apporter une réponse des plus éclairantes à cette question.

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Un aperçu de la méthode de recherche

Comment Piaget et Inhelder abordent-ils le problème de la mémoire? Vu le lien intrinsèque qui existe entre toute une partie de la mémoire au sens strict et l’image mentale, lien que résume la notion de souvenir-image, il n’est pas surprenant que, une fois achevée l’étude de l’image mentale, Piaget et Inhelder aient décidé de traiter ce nouveau problème.

Une découverte faite à l’occasion de cette étude les a décidés à s’engager dans cette direction: Le fait que «l’action favorise, en certain cas, plus que n’y parvient la seule perception, la formation et la conservation des images» (préface à JP68a).

En abordant ce nouveau champ, ils vont être manifestement influencés par la partie des recherches sur l’image mentale dans lesquelles les enfants étaient confrontés au problème non pas tant de savoir s’il y a conservation ou non de quantité lorsqu’une certaine transformation est appliquée à une objet, mais d’anticiper les effets produits par la transformation (par exemple, l’élévation du niveau de l’eau).

Sur le terrain de la mémoire, où la question portait dès le départ sur la nature des rapports entre mémoire et intelligence, la stratégie adoptée fut alors la suivante.
    Soit, par exemple, un problème tel que celui de la sériation des baguettes (fig. 1) ou encore celui de la conservation du nombre (fig. 5). Leur transposition aux études sur la mémoire reviendra, lors d’une première séance, soit à faire constater la bonne forme constituée par la sériation achevée (fig. 53), soit à bien regarder des séries de jetons dans lesquelles l’écart entre les jetons varie d’une série à l’autre, tout en faisant établir des correspondances terme à terme entre ces séries (fig. 54).

    Puis lors d’une deuxième et dune troisième séances, on demandera aux sujets de reproduire ce qu’ils ont vu une semaine ou plusieurs mois auparavant.
Lors de ces séances, le psychologue pose également aux enfants les questions classiques de sériation des longueurs ou de conservation du nombre dans le but de connaître leur niveau de développement opératoire.

Deux remarques concernant l’exposé des stades

Comme toujours en matière de psychologie génétique, les conduites et les réponses des enfants sont classées par stade. Mais les recherches sur la mémoire soulèvent des problèmes particuliers concernant l’analyse par stade. Deux remarques peuvent être faites à ce sujet.

(1) Premièrement on constate que les réponses des enfants sont classées non pas en trois stades, comme c’est le cas des travaux sur la genèse du nombre entier ou sur la sériation, etc., mais en quatre niveaux (qui couvrent approximativement la période qui va de trois ou quatre ans à dix ans). Ce fait mérite d’être mentionné, car il est un indice des progrès réalisés dans la connaissance fine des niveaux par lesquels passent les enfants dans les solutions qu’ils apportent aux problèmes créés par Piaget et ses collaborateurs.

Par ailleurs le principe d’une classification par stade est rendu plus compliqué par le fait que, pour résoudre le problème des rapports entre mémoire et intelligence, chaque enfant est interrogé deux ou trois fois sur une période qui peut s’étendre de quelques semaines à plusieurs mois, et par le fait qu’il faut tenir compte du stade de développement de l’intelligence et du stade des réponses données lors de la reconstruction mnésique.

(2) Quant à la seconde remarque, elle porte sur une façon relativement nouvelle d’analyser les conduites représentatives. Il ne s’agit plus seulement de décrire une succession de stades, mais également d’expliquer au moyen du cadre conceptuel lié à la notion de schème quelques-unes des progressions que l’on constate d’un stade à l’autre (la même remarque s’applique à l’ouvrage sur la genèse des structures logiques élémentaires (JP59) publié une dizaine d’années avant celui sur les rapports entre la mémoire et l’intelligence). C’est ce déplacement de l’attention théorique que nous essayons d’illustrer dans le résumé de quelques-uns des résultats des recherches sur la mémoire.

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Un bilan général des recherches

Les résultats communs des recherches sur la mémoire sont des plus instructifs. Trois sont particulièrement intéressants.

(1) Premièrement ces recherches confirment ce que laissait supposer la conception constructiviste de la mémoire: la mémoire du passé est clairement une activité reconstructive. Le passé n’est pas conservé dans une sorte de réservoir de souvenirs impérissables. Ou du moins, s’il l’est, le sujet n’a accès à cet improbable réservoir que par des procédés constructifs qui font des souvenirs-images tout autre chose que de supposés purs souvenirs.

(2) Deuxièmement elles apportent de précieuses indications sur les effets du développement de l’intelligence, en d’autres termes de la construction des opérations et des schèmes opératoires, et sur les capacités mnésiques des enfants: les sujets qui, d’une séance à l’autre, après une semaine ou après huit mois, changent de niveau de développement opératoire parviennent lors de la dernière séance à reconstruire des images du passé plus conformes à ce qui a été réellement vu lors de la première rencontre avec le psychologue ().

Ce deuxième résultat confirme et complète ce qu’un certain nombre de psychologues de la mémoire avaient déjà pu constater: un texte, une image sont d’autant mieux restitués (ou d’autant plus déformés) qu’ils sont assimilés à une certaine compréhension du texte ou à une bonne forme perceptive. Mais ce qu’ajoute Piaget, c’est que le progrès (ou la déformation) ne tient pas, ou pas seulement, à une influence d’un contenu (la bonne forme d’un carré par exemple) sur le contenu évoqué, mais essentiellement aux schèmes activés lors de la reconstitution du passé.

(3) Enfin, troisième résultat général, ces études permettent de cerner les possibles relations entre la mémoire de récognition et la mémoire d’évocation. L’entretien clinique auxquels les psychologues soumettent les enfants lors de la deuxième séance (soit une semaine après que ceux-ci ont vu la configuration dont ils doivent réévoquer le souvenir) laisse parfois apparaître un certain embarras chez ces enfants.

De possibles conflits entre l’évocation et la recognition

Voici des sujets qui, lors d’une première séance, perçoivent par exemple une série bien ordonnée de bâtons, et dont l’âge laisse supposer qu’ils sauraient sans problème, non pas les sérier, mais dessiner une copie de la série achevée, cela à condition qu’ils aient le modèle sous les yeux. Et voilà ces mêmes sujets qui, une semaine après, retrouvent le même psychologue les priant de faire un tel dessin, mais en l’absence du modèle.

Personne ne sera étonné de constater que certains au moins de ces sujets manifestent un certain malaise en regardant leur dessin. Comment expliquer ce malaise? C’est aux réponses que la théorie des schèmes apporte à de telles interrogations que l’on aperçoit la valeur d’une notion de schème, qui remonte à Kant, mais dont Piaget a tiré une conception d’une ampleur et d’une richesse à ce jour inégalée en psychologie.

Lorsque le sujet voit son dessin de la série de bâtons perçue une semaine auparavant, trois schèmes peuvent ainsi entrer en conflit. Il y a d’abord celui d’évocation, qui s’est concrétisé dans le dessin. Mais il y a aussi deux schèmes de perception, dont l’un est actuel (la perception du dessin), mais dont l’autre est la réactivation, chez les sujets qui éprouvent un malaise, du schème perceptif qui avait été activé une semaine auparavant.

Le malaise de l’enfant surgit alors en raison du fait que ce dernier schème ne peut se satisfaire du contenu que lui apporte le dessin. Le grand intérêt de l’étude sur la mémoire est ainsi non seulement de montrer comment le niveau intellectuel de l’enfant se reflète sur celle-ci, mais comment la mémoire peut contribuer en retour, par exemple par de tels conflits, au développement de l’intelligence.

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[…] la psychologie des conduites, qui utilise des explications reposant à la fois sur la causalité et sur l’implication pour ce qui est des conduites élémentaires, devient de moins en moins causale et de plus en plus opératoire ou implicative à mesure qu’elle s’éloigne des formes primitives et se rapproche de l’équilibre terminal.