Fondation Jean Piaget

Origine et statut de la connaissance spatiale

Origine et statut
Un ordre de construction inversé...


Origine et statut

Complétés par les observations de l’histoire de la géométrie, les nombreux faits systématiquement recueillis par Piaget et ses collaborateurs sur les trois plans de la perception, du développement de l’espace sensori-moteur, puis celui de l’espace représentatif, éclairent à la fois la question de l’origine de la connaissance spatiale et le statut particulier de la géométrie, science à mi-chemin, pour ainsi dire, de la mathématique pure et de la physique.

Origine de la géométrie

En ce qui concerne la question de l’origine, Piaget, tout en s’accordant avec l’interactionnisme de Brunschvicg, souligne la part essentielle du sujet dans la construction de l’espace et de sa connaissance.

Ce n’est pas seulement par son activité intellectuelle lui permettant de tracer le contour des objets et de tisser des liens entre ceux-ci que le sujet intervient dans cette double construction. C’est aussi et surtout parce que son activité comporte une organisation proprement spatiale, c’est-à-dire que ses actions, puis ses opérations sur la réalité extérieure, représentée ou conçue, peuvent être de nature géométrique.

Or les actions du sujet, puis ses opérations géométriques, comportent une organisation intérieure, une logique, qui est structuralement similaire à la logique des actions et des opérations logiques ou numériques. Pour l’espace, comme pour les classes et les relations logiques, ou comme pour le nombre, c’est par abstraction à partir des actions et opérations géométriques préalablement acquises que le sujet construit de nouvelles actions, puis de nouvelles opérations géométriques.

Ces constructions se traduisent alors par une extension de l’espace perçu, puis représenté, par un enrichissement du tissu de relations spatiales entre les objets qui le composent, ainsi que par une capacité toujours accrue de percevoir et de concevoir les transformations reliant les uns aux autres les états des réalités considérées.

Statut de la géométrie

La première conclusion qu’imposent les faits psychogénétiques est donc que la géométrie est bien une science mathématique, et que, en tant que telle, elle tombe sous l’explication que l’épistémologie génétique est amenée à donner de l’origine des connaissances mathématiques: ce sont des constructions du sujet.

Mais par ailleurs cette première conclusion peut être aussitôt contrebalancée par celle selon laquelle la connaissance spatiale, contrairement à la connaissance arithmétique ou logique, ne cesse pratiquement jamais de conserver un lien avec la perception ou avec l’image mentale. C’est ce qui explique la place que la géométrie euclidienne a pu tenir pendant deux millénaires: c’est elle qui correspondait le mieux aux propriétés géométriques de notre espace physique, à l’échelle macroscopique où nous le découvrons.

Que la géométrie joue un rôle particulier dans la connaissance du monde physique est confirmé par cette constatation d’une possibilité constante qu’a le sujet de reconnaître dans la réalité extérieure les opérations géométriques qu’il peut lui-même imposer aux objets. Cette réalité comporte effectivement des propriétés et des transformations spatiales. Ce dernier point est d’ailleurs confirmé par l’étonnante découverte d’Einstein selon laquelle ces propriétés ne sont pas indépendantes des autres propriétés physiques: à savoir que la longueur d’un objet dépend par exemple de la vitesse de cet objet, ou encore que la forme de l’univers dépend de sa masse.

Qu’il puisse exister une géométrie physique à côté d’une géométrie proprement mathématique paraît ainsi découler du caractère double de l’action géométrique du sujet, qui d’un côté appartient aux transformations du monde physique, mais qui, de l’autre, relève de l’organisation mathématique des actions du sujet. A supposer que nous soyons des organismes se déplaçant à une vitesse proche de la lumière, c’est peut-être une représentation non euclidienne de l’espace que nous aurions privilégiée lors de notre développement psychologique.

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Un ordre de construction inversé...

Il reste une dernière conclusion que Piaget tirera de la comparaison du développement de la pensée spatiale chez l’enfant et de celui de la science géométrique.

Alors que ce n’est que depuis le dix-neuvième siècle que les propriétés topologiques de l’espace ont été reconnues par les géomètres, la topologie étant même alors considérée par certains mathématiciens comme fournissant l’une des trois structures mères sur lesquelles toute la mathématique pourrait être édifiée (les deux autres étant les structures d’ordre et les structures algébriques), les relations topologiques élémentaires sont au contraire plus précocement reconnues par l’enfant que les caractères projectifs et euclidiens.

Cette constatation confirme celle que Piaget a pu faire sur le plan de la logique et des nombres, où ce n’est également qu’au cours des deux derniers siècles que les structures mathématiques ont été identifiées par les mathématiciens, alors que les structures opératoires sont une condition de la constitution des notions fondamentales de la logique et de l’arithmétique, soit de la classe et de la relation logiques, ainsi que du nombre.

Mais ce que montrent aussi les études psychogénétiques et historiques, c’est que le point d’arrivée des constructions de la pensée enfantine constitue le point de départ des constructions scientifiques, et que dans les deux cas on retrouve la même succession intra-inter-trans (figures considérées pour l’essentiel isolément; figures mises en relation; mises en relations des opérations de mises en relation).

La raison pour laquelle le savant finit par remonter pourtant à des structures fondamentales qui s’apparentent aux structures cachées de la pensée de l’enfant est que, contrairement à l’enfant dont l’objectif est toujours de s’adapter à la réalité extérieure ou d’agir sur elle, le géomètre mathématicien engagé dans l’étude des fondements vise essentiellement la réalité mathématique elle-même, qu’il cherche à rendre entièrement transparente.

Là où l’analyse régressive du déjà construit est seulement occasionnelle chez l’enfant, elle est au contraire systématique chez le savant qui cherche à fonder sa science.

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[…] les notions mathématiques commencent par être indifférenciées des notions physiques […]. Il en résulte que les notions mathématiques procèdent d’une abstraction à partir de l’action, abstraction due à une prise de conscience progressive des coordinations comme telles et que provoque la différenciation croissante entre elles et les actions physiques particulières qu’elles coordonnent. Réciproquement, nous voyons […] cette même différenciation aboutir à dissocier graduellement les notions physiques de vitesse et de temps des coordinations spatiales qui les dominent d’abord avec excès et de façon déformante, puis les coordonnent simplement dans la suite.