Fondation Jean Piaget

Causalité et lecture de l'expérience

Position du problème
L’empirisme logique
Les recherches sur la lecture de l’expérience
Le problème de la causalité
L’apriorisme et ses dépassements
La causalité opératoire
La causalité probabiliste


Position du problème

Toutes les épistémologies de la physique sont d’accord sur un point: il n’existe pas de science de la nature, et de science physique en particulier, sans constat ou lecture de l’expérience (cela contrairement à la causalité dont certains courants philosophiques affirmeront qu’elle n’a pas sa place dans la science moderne).

Seulement, s’il y a accord sur la nécessité du contact empirique avec la réalité extérieure pour en élaborer une certaine connaissance, les positions sont très différentes lorsqu’il s’agit de définir ce que doit être ou ce qu’est ce contact. Deux thèses peuvent être ici opposées.
    – La première est celle de l’épistémologie génétique, dont l’interprétation de la notion de lecture de l’expérience est appuyée par une foule d’observations concernant les constats que les enfants et les adolescents peuvent être amenés à faire par rapport à la réalité extérieure, ainsi quà la façon dont ces mêmes sujets organisent les interactions qu’ils peuvent avoir avec le milieu (la genèse des conduites expérimentales, par exemple).

    – Quant à la seconde thèse, il s’agit bien sûr de l’empirisme et de ses multiples variétés.
Les auteurs qui se rangent à cette thèse n’admettent comme seule source de connaissance que ce qui provient de la perception ou des sens. La lecture de l’expérience est dès lors pour eux un phénomène à sens unique, qui va de l’extérieur vers l’intérieur ou encore des sensations aux idées ou aux concepts.

Toutefois les progrès de la physique, et notamment ceux liés à la mécanique quantique, ont rendu caduque la thèse faisant de la sensation et de la perception la source unique d’acquisition des connaissances. Toute la physique moderne se relie à la réalité extérieure non plus par le canal des sensations, mais par des appareils de mesure extrêmement sophistiqués, qui posent en outre le délicat problème de séparer ce qui provient de l’action de mesure de ce qui est propriété de la réalité étudiée.

Si le progrès de la physique moderne infirme l’empirisme sensualiste, il n’en rend pas pour autant caduque la thèse générale de l’empirisme qui accorde à la relation avec la réalité extérieure (ou intérieure, pour ce qui est du corps propre), c’est-à-dire à la lecture de l’expérience, le privilège d’être la seule source d’acquisition cognitive, ce qui provient du sujet n’étant qu’un langage permettant de décrire les faits constatés ou éventuellement de les ranger de manière plus ou moins commode. C’est cette thèse que soutiendra encore en plein milieu du vingtième siècle l’empirisme logique.

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L’empirisme logique

L’empirisme logique, qui, avec le constructivisme génétique de Piaget, a dominé le champ des recherches épistémologiques du vingtième siècle, a pris acte de l’incapacité de la sensation et de la perception de fonder la science, en leur substituant la notion plus floue d’énoncé protocolaire.

Formulés dans un langage canonique tendant à empêcher tout risque d’interprétation subjective des faits, les énoncés protocolaires, c’est-à-dire la description minutieuse des résultats expérimentaux par les chercheurs, seraient le fondement empirique ultime de la science.

La lecture de l’expérience se cantonnerait ainsi à employer des procédés méthodologiques institutionnellement réglés, et dont la mise en oeuvre par rapport aux objets étudiés déboucherait sur des constats empiriques dépourvus d’ambiguïté. Traduits dans le langage des énoncés protocolaires, ces constats permettraient alors d’en tirer, par des règles de méthodes là aussi fixées une fois pour toutes, des lois plus ou moins générales qui ne seraient alors que le "résumé" de la totalité de ces énoncés.

Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent? L’examen de l’histoire des sciences (et du moins de celle de la physique) suggère que certains progrès parmi les plus importants, par exemple l’épisode de la découverte de la relativité restreinte par Einstein, ne doivent rien ou que peu de choses à ces procédés très méticuleux. Si la science de la nature progresse, ce n’est pas seulement par l’invention d’une méthode canonique, mais aussi et peut-être surtout par celle de concepts clés (dont les conséquences doivent cependant être contrôlables et contrôlées par l’expérience).

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Les recherches sur la lecture de l’expérience

Il est bien clair que l’ensemble des travaux de psychologie génétique réalisés par Piaget, tant sur le plan de la perception que sur celui de la pensée physique, conduisent à une toute autre image de la lecture de l’expérience que celle que les tenants de l’empirisme logique, peu au courant des recherches de psychologie génétique, ont adoptée.

Sur le plan de la perception d’abord, Piaget a pu constater l’existence de mécanismes précurseurs de ceux qu’il a observés dans le cadre des recherches sur le développement de la pensée, en particulier des recherches sur les principes de conservation. En même temps, ou presque, qu’il découvrait le rôle des régulations compensatrices dans le cadre de l’acquisition des notions de conservation, Piaget découvrait l’existence probable de processus de régulation au sein même des constats perceptifs les plus élémentaires.

Les mécanismes les plus élémentaires de la perception étant de nature statistique (déplacements rapides du regard, etc.), certaines illusions perceptives primaires peuvent être surcompensées par des décentrations perceptives qui contrebalancent les effets des centrations primaires.

Il n’est donc même pas besoin d’invoquer les conquêtes de la nouvelle physique antisensualiste pour se rendre compte de la part importante de l’activité du sujet dans les prises d’information les plus élémentaires en ce qui concerne les propriétés de la réalité extérieure.

Mais là ne s’arrêtent pas les nombreux constats de la psychologie génétique montrant le rôle du sujet dans l’acquisition des connaissances. Il est vrai que certains de ces constats paraissent conforter la crainte de ce subjectivisme (il faudrait dire de cet égocentrisme) qui caractérise parfois les lectures de l’expérience et contre lequel lutte l’empirisme logique.
    Un exemple de subjectivisme révélateur, comme les illusions perceptives d’ailleurs, du rôle du sujet dans la lecture de l’expérience est celui qu’offrent les déformations ou les fausses perceptions de l’enfant ou de l’adulte, lorsque ceux-ci construisent une théorie dont ils sont convaincus, à tort, qu’elle reflète fidèlement la réalité.
L’empirisme logique, ou le behaviorisme, admet ce genre de phénomènes. Mais au lieu de voir qu’il s’agit de moments inévitables dans la construction de théories plus adéquates et compréhensives, il en tire le prétexte pour chercher à interdire l’accès à la science de toute démarche qui ne répond pas aux règles d’acquisition des seules connaissances valides à ses yeux.

De son côté Piaget, tout en admettant le rôle trompeur des centrations exclusives des sujets, ou le rôle trompeur des théories informelles qu’ils se construisent par rapport à tel ou tel phénomène, ne voit dans ces centrations ou dans ces méconnaissances que la première étape d’un processus cognitif qui en compte trois.

Lors de cette première étape, les notions construites expriment généralement un seul point de vue sur l’objet. Cette centration exclusive conduit à des déformations et à des théories par trop égocentrées. La lecture de l’expérience est alors marquée à la fois par une assimilation à un schème insuffisamment dissocié ou insuffisamment coordonné à d’autres schèmes, et par une accommodation aux seuls aspects les plus saillants de la réalité observée.

Mais vient ensuite le moment des mises en relation: le sujet n’intervient plus en assimilant de manière unique et trompeuse l’objet observé à un schème qu’il possède déjà; il commence à relier entre elles diverses constatations par rapport à cet objet et coordonne les schèmes d’assimilation correspondants.

Enfin, et c’est la troisième étape, ces mises en relation déboucheront alors peu à peu sur la construction de modèles descriptifs permettant des prédictions de plus en plus précises et correctes par rapport à la réalité observée.

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Le problème de la causalité

Naturellement dans son étude sur la nature des relations sujet-objet telles qu’elles interviennent sur le plan de la connaissance physique, Piaget ne se contente pas de porter en quelque sorte le fer sur le terrain de prédilection de l’empirisme, la lecture de l’expérience, en respectant d’ailleurs mieux que l’adversaire le choix des armes proposées par lui: les constats empiriques précisément.

Il aborde aussi le terrain favori des philosophes privilégiant la raison ou lui accordant une importance égale à celle de l’expérience comme source des connaissances physiques: la causalité. Sur ce terrain, comme sur celui de la lecture de l’expérience, les familles de thèses en présence sont au nombre de deux: l’empirisme et le rationalisme.

La lutte entre le rationalisme et l’empirisme

La causalité a toujours été un domaine embarrassant pour l’empirisme, dans la mesure où expliquer la réalité physique fait assez manifestement intervenir des connaissances ou des facteurs dont l’origine est interne au sujet. Cette intervention du sujet apparaît de façon caricaturale dans les explications primitives de la réalité physique, toutes teintées de finalisme, quand ce n’est pas d’artificialisme (aux yeux du petit genevois, le "lac de Genève" a été créé pour l’homme) ou d’animisme (tous les êtres physiques sont identifiés à la sous classe des êtres vivants, et plus particulièrement encore à celle des animaux).

Mais lorsque l’empirisme moderne cherche à débarrasser la science de la tentation explicative, ce ne sont plus ces anciennes ombres qui en sont la raison principale, mais l’identification que des philosophes tels que Descartes ou Leibniz ont faite de la science à la causalité (la véritable connaissance physique n’est pas dans la lecture des faits, mais dans leur explication), et de la causalité à la raison mathématique ou logique.

Dans la conception rationaliste classique, la pensée physique est avant tout découverte des premiers principes, puis déduction à partir d’eux de la marche de l’univers et des phénomènes.

La physique moderne est née de la jonction réussie entre la raison mathématique et l’expérience physique. Face à ce constat, le rationalisme classique semble en position d’imposer sa conception d’une science faite de vérités empiriques d’un côté, et de vérités rationnelles de l’autre, le secret espoir de ses tenants, dont Leibniz, étant de pouvoir se débarrasser des premières, qui restent toujours en partie inexpliquées, au profit des secondes, qui apparaissent comme évidentes à la raison humaine.

Cette tentation d’expliquer la totalité des phénomènes à partir d’un nombre réduit de principes premiers, clairs à la raison, et dont pourrait être déduite l’apparition ou la transformation des phénomènes, conduit évidemment très vite à des constructions métaphysiques "délirantes", des "contes de fées", diront Locke, puis Hume, grands pourfendeurs du rationalisme.

Hume en particulier portera une charge très forte contre le rationalisme en cherchant dans la psychologie humaine la source de la notion de causalité, ce qui fait de lui en un certain sens le fondateur de l’épistémologie génétique! Seulement la solution à laquelle il aboutit offre deux particularités.

La première est qu’elle repose sur une psychologie spéculative (ce qui est le comble pour un empiriste). La seconde est qu’elle fonde la causalité sur la notion psychologique d’habitude. La nécessité que le rationaliste percevait avec raison dans la relation de cause à effet n’a rien de logique; elle n’est rien d’autre que le sentiment de contrainte lié à toute habitude psychologique.

Là est le point de départ de la lutte moderne de l’empirisme contre la causalité, lutte qui se poursuit. Pourtant, quelles que soient les charges du positivisme ou de l’empirisme contre la causalité physique, celle-ci n’a pas cessé de fonctionner au coeur même de la science. Laissé d’ailleurs à lui-même, l’empirisme s’engouffre dans un méthodologisme stérilisant et qui ne reflète que de manière très partielle le fonctionnement de l’expérience physique.

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L’apriorisme et ses dépassements

Face à l’opposition de ces deux courants de philosophie classique des sciences que sont l’empirisme et le rationalisme classique, qui tous deux ont de puissants arguments à faire valoir concernant le problème de la causalité, il existe une position intermédiaire (rationalisme critique), qui trouve son origine chez Kant, et qui consiste à chercher la solution de ce problème non pas dans l’opposition de la raison et de l’expérience, mais dans leur nécessaire liaison.

La solution que Piaget va proposer à partir de ses enquêtes de psychologie génétique s’inscrira dans cette dernière perspective.

Selon Kant, l’explication physique résulte de la présence, interne à l’esprit humain, de la catégorie de causalité, et du constat empirique de l’irréversibilité de la marche des phénomènes (une rivière descend toujours le lit qu’elle a creusé). Cette première tentative de joindre la raison et l’expérience comporte toutefois trop d’obscurité pour résoudre le problème de l’explication physique.

C’est chez Brunschvicg et chez Meyerson que Piaget trouvera des suggestions plus appropriées lui permettant d’aborder, aux côtés de ses propres réflexions, les explications des enfants et des adolescents aux problèmes que le psychologue généticien leur soumet.

De Brunschvicg, Piaget retient essentiellement deux thèses selon lesquelles:
    – la science physique réussit dans la mesure où elle parvient à mathématiser son objet, celui-ci étant alors considéré comme un tissu de relations mathématiques établi par le physicien lors de ses interactions avec la réalité physique;

    – les liens mathématiques constitutifs de cette réalité sont le résultat d’une activité dynamique et productrice de la raison humaine cherchant à rendre intelligible une réalité qui initialement lui échappe complètement.
Cette fécondité de l’intelligence mathématique est totalement absente de la solution de Meyerson. Pour ce dernier, la raison, telle qu’elle intervient dans le champ de la pensée physique, se résume au principe d’identité et à l’exigence identificatrice. Tout le reste provient du réel. Dès lors expliquer revient, pour lui, à trouver l’identique sous le flux incessant des changements.

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La causalité opératoire

Pour Piaget, qui s’appuie en partie sur la solution de Meyerson, le réel contient bien des changements, des actions productrices de transformations. Mais la notion qu’il se fait du fonctionnement et de la nature de la raison, et qui provient à la fois des thèses de Brunschvicg et des nombreuses expériences sur la genèse des pensées logico-mathématique et physique chez l’enfant, lui permet de donner un tout autre statut au constat anti-empiriste de Meyerson selon lequel la science n’a jamais cessé de s’intéresser au mode de production des phénomènes physiques, donc aux actions transformatrices des objets les uns sur les autres.

Loin de se réduire au pur principe d’identité, la raison humaine est elle aussi opératoire et productrice de "réalités". L’identité n’est pour Piaget qu’un des éléments de ce qui forme la base des conduites ou des jugements rationnels: les structures opératoires. D’ailleurs, loin de s’opposer à l’action et au changement, l’identité, telle qu’elle se manifeste en effet dans les explications rationnelles des phénomènes physiques, leur est intimement liée. C’est du moins ce que suggèrent les faits psychogénétiques.

Actions physiques et opérations logico-mathématiques

Lorsque des enfants de différents âges sont confrontés à un phénomène physique tel que le choc des corps (une bille venant heurter la dernière d’une rangée de billes accolées les unes aux autres, provoquant ainsi le départ de la première sans que les autres ne changent de place), l’étude comparative des explications qu’ils donnent de ce qui se passe montre qu’à tous les niveaux c’est bien la notion d’action qui est utilisée pour rendre compte du phénomène.

Elle montre aussi que ce n’est qu’à un certain stade qu’apparaît ce qui, selon Meyerson, est une véritable explication, la découverte de l’identité de "l’élan" qui se transmet d’un corps à l’autre. Mais elle montre encore, et enfin, que cette identité n’est découverte que lorsque le sujet dispose du système fermé d’opérations lui permettant de reconnaître la transitivité et la symétrie des interactions entre chaque composante du système.

En définitive, c’est en prenant dans un sens positif la thèse selon laquelle l’action transformatrice est au coeur de l’explication physique que Piaget réussit à proposer une explication unitaire des formes d’explication découvertes tant dans l’histoire de la pensée humaine que dans le développement de la causalité chez l’enfant. Et comme l’action est également le point de départ de la pensée logico-mathématique, on voit à quel point l’explication de la causalité à laquelle aboutit Piaget au terme de décennies de recherches s’inscrit dans une théorie générale de la connaissance humaine.

Si, lors des premières étapes du développement de la causalité, tant au niveau sensori-moteur, qu’au niveau de la pensée de l’enfant, ou au niveau de l’histoire de la pensée humaine, l’explication "égocentrée" des phénomènes consiste en leur assimilation à l’action finalisée et intéressée des hommes sur les choses ou sur eux-mêmes, à l’arrivée, une part au moins de l’explication rationnelle résulte de l’assimilation des actions physiques aux opérations logico-mathématiques (elles-mêmes issues des actions psycho-bio-physiques et de leur coordination).

La nécessité qui accompagne la causalité physique, et qui la distingue de la simple légalité, s’explique alors non pas seulement par le principe d’identité, mais de façon plus profonde par les liens structuraux qui relient les unes aux autres les opérations attribuées par le sujet aux objets qu’il considère (l’équilibre de la balance étant par exemple assuré par la composition opératoire de deux systèmes de facteurs en présence: les poids et les distances). L’explication opératoire que propose Piaget de l’explication physique ne s’applique d’ailleurs pas au seul domaine des systèmes mécaniques et réversibles (composition des mouvements et des forces), mais aussi bien au champ des phénomènes irréversibles, c’est-à-dire à un domaine qui échappait à l’interprétation meyersonienne de la causalité physique.

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La causalité probabiliste

L’interprétation opératoire donnée par Piaget de la causalité a été élaborée pour l’essentiel en étudiant l’explication donnée par les enfants de phénomènes relevant de la causalité classique (transmission du mouvement, composition des forces, etc.). Elle peut sans problème être généralisée aux domaines de la physique relativiste et de la mécanique quantique, puisque ce sont même ces deux branches de la physique qui ont pu suggrer l’essentiel de la solution opératoire (les notions de groupe mathématique et d’opérateur sont en effet au centre des explications relativistes et quantiques). Mais qu’en est-il d’autres chapitres des sciences de la nature?

L’explication de faits décrits par des lois

L’explication causale ne s’applique pas seulement, en effet, aux phénomènes mécaniques. Elle intervient aussi dans d’autres contextes, comme par exemple dans celui de l’explication des lois.

Soit une loi psychologique telle que l’illusion Lyer-Müller. Selon Piaget, son explication est atteinte lorsque celle-ci peut être déduite à partir d’un modèle abstrait reliant différentes lois les unes aux autres (JP63a). En ce cas l’interprétation opératoire se confirme d’abord dans le caractère déductif de l’enchaînement des lois, mais aussi et surtout dans l’attribution hypothétique que Piaget fait d’un mécanisme de régulations statistiques susceptible d’expliquer les phénomènes décrits par de telles lois.

Cet exemple illustre comment l’explication opératoire de la causalité semble pouvoir s’appliquer non seulement au domaine de la mécanique classique, mais aussi au champ des phénomènes irréversibles, dans lequel le hasard règne en maître.

Bilan des recherches sur le développement de la notion de hasard

Le hasard a ceci de particulier qu’il paraît aller à l’encontre des exigences d’une raison théorique toujours insatisfaite lorsqu’elle ne peut aboutir à une explication complète des phénomènes qu’elle étudie. Or les enquêtes psychogénétiques confirment ce que laisse pressentir l’histoire des sciences, l’existence d’un lien entre la maîtrise au moins relative des phénomènes irréversibles et les progrès de la pensée opératoire. Ce que montrent en effet les enquêtes psychogéntiques est que les notions d’irréversibilité, d’indétermination et de hasard, apparemment les plus irrationnelles qui soient, ne sont acquises, lors du développement cognitif, que grâce au concours des opérations combinatoires.

Lors des premiers stades de ce développement, alors que, faute de la présence d’opérations logico-mathématiques, la pensée de l’enfant est irréversible, l’enfant ne cesse d’introduire un ordre abusif dans la marche des phénomènes aléatoires. Ainsi, estime-t-il que des billes de deux couleurs, d’abord séparées, puis se mélangeant au hasard, viennent occuper une certaine place en fonction de pseudo-lois de symétrie, voire même pour des raisons qui relèvent de l’animisme ou de l’artificialisme.

Par contre l’acquisition des opérations de combinaison mathématique permet au sujet de comprendre que, puisque les billes se heurtent de manière aléatoire, elles sont de plus en plus mélangées, la probabilité d’un retour à l’état initial étant d’autant plus faible qu’il y a de billes.

Ce constat de la psychologie génétique devrait rendre prudent les philosophes et savants qui invoquent l’existence des phénomènes irréversibles (le refroidissement progressif de l’univers, par exemple) pour conclure à l’existence d’une indétermination ontologique de la réalité physique, donc à l’existence d’une propriété physique qui échapperait à toute tentative d’explication, et qui, selon ces auteurs, serait au fondement de la liberté humaine.

Mais il est vrai qu’il a fallu les échecs répétés de la physique classique dans sa recherche d’explications de phénomènes tels que la chaleur (dont on a longtemps cru qu’il s’agissait d’une qualité des objets que l’on pouvait augmenter ou diminuer comme on le fait d’autres qualités) pour que les notions de hasard, de probabilité, de mélange, etc., entrent de plain-pied dans le domaine de la science physique.

Hasard et causalité opératoire

Si la physique a pendant longtemps écarté les phénomènes aléatoires de son champ d’étude, la raison ne doit pas en être cherchée dans la nature de la raison elle-même, puisque celle-ci a au contraire permis de reconnaître et d’expliquer les "lois du hasard". Elle tient simplement à la fausse idée que la pensée humaine s’est faite de la nature de la raison ou de la science.

Jusqu’à la fin du siècle dernier, les philosophes et les savants qui défendaient la thèse d’une possible explication rationnelle de la réalité physique concevaient la science comme un édifice dont il suffisait de découvrir les premiers principes pour que tout s’éclaire à partir d’eux. A l’extrême, toute l’intelligence du monde était supposée reposer sur le seul principe d’identité.

Pour une telle conception, le domaine du hasard, comme celui du changement, relèvent de l’irrationnel le plus pur. La seule solution scientifique face à de tels irrationnels est de trouver en leur sein des îlots d’identité. Mais ce qui est possible pour les phénomènes réversibles de la physique classique ne l’est précisément pas pour les phénomènes irréversibles tels que celui du mouvement aléatoire des corpuscules physiques. D’où le rejet de la notion de hasard.

En opposant une conception opératoire de la raison scientifique à une conception basée sur la croyance en des principes absolus, Piaget rapproche par contre considérablement les termes apparemment opposés de l’irréversibilité physique et de la réversibilité logico-mathématique.

Il montre que la causalité probabiliste, qui a fini par s’imposer dans la pensée scientifique, intervient sans problème particulier au sein de la pensée naturelle, et qu’elle s’impose même en parfait accord et en même temps que la causalité mécanique complète qui, comme elle, apparaît vers onze-douze ans. De plus, et ceci montre la richesse explicative de la solution opératoire, l’union des deux types de causalité au sein d’un système est ce qui fait de lui un système historique (JP50b, p. 188).

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[…] nous observons un parallélisme frappant entre le comportement de l’enfant sur le plan physique et son comportement sur le plan social : dans les deux cas, la diminution de l’égocentrisme s’explique, non pas par l’addition de connaissances ou de sentiments nouveaux, mais par une transformation de point de vue telle que le sujet, sans abandonner son point de vue initial, le situe simplement parmi l’ensemble des autres possibles.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 74