Fondation Jean Piaget

Origine et statut de la connaissance physique

Origine et statut de la connaissance physique
Connaissance physique et connaissance mathématique
Piaget appliqué à lui-même


Origine et statut de la connaissance physique

L’un des résultats épistémologiques les plus importants des enquêtes psychogénétiques sur la pensée physique de l’enfant est de retrouver sur le plan de cette pensée l’évidence qui s’est imposée dès la fin du dix-neuvième siècle en épistémologie de la physique: la connaissance physique devient objective dans la mesure où elle se mathématise et où elle s’éloigne du monde des apparences immédiates.

Mais l’étude de l’enfant permet de préciser pourquoi il en va ainsi, et elle permet, comme le voulait déjà Meyerson, de réconcilier le sens commun et la physique la plus abstraite en montrant la présence de mécanismes universels de construction des connaissances physiques, tant au niveau de la pensée naturelle, qu’au niveau de la pensée scientifique.

L’action, source de la connaissance physique

Le point de départ de la connaissance physique n’est pas, comme l’ont considéré la quasi totalité des philosophes des sciences, la perception sensible, mais l’action du sujet sur la réalité physique, action dont cette perception est une composante.

Or l’étude psychogénétique de cette action montre que l’ensemble des problèmes épistémologiques soulevés par la connaissance physique trouvent un début de solution dans les caractéristiques des actions telles qu’elles se manifestent déjà dans les mois qui suivent la naissance d’un enfant.

L’action modifie le réel, et, par assimilation de ce réel aux schèmes d’action, le sujet découvre très vite que les objets de la réalité extérieure agissent les uns sur les autres. D’autre part l’action sur le réel exige très tôt des coordinations d’actions pour réussir à atteindre le but fixé par le sujet. Enfin, pour réussir à agir sur l’objet de façon conforme à sa visée, le sujet doit tenir compte des caractéristiques de l’objet.

Tout ce qui constituera la causalité physique est déjà présent dans ces trois constats: 1. le double statut de l’objectivité physique (la nécessité logico-mathématique, mais aussi le lien avec la réalité physique), 2. la nécessité de s’éloigner de l’apparence immédiate, et 3. le lien entre la connaissance physique et la mathématique.

Si la solution à laquelle aboutit Piaget, et qu’il a très vite pressentie, est la fois d’une grande simplicité et d’une portée considérable, puisque ce sont toutes les connaissances physiques et rationnelles qui sont éclairées par la thèse situant dans les actions et leurs coordinations l’origine de ces connaissances, il n’en reste pas moins qu’elle s’appuie sur un nombre tout aussi considérable de constats établis tant sur le terrain de l’histoire des sciences que sur celui de la psychogenèse de l’intelligence sensori-motrice puis de la pensée individuelle et sociale (Piaget n’oublie jamais que le développement de la pensée implique toujours des interactions sociales).

Ces nombreux constats ne font pas que conforter cette thèse; ils permettent de la différencier selon les étapes considérées du développement cognitif, ainsi que d’examiner de façon plus ou moins détaillée comment se déroulent les processus de construction cognitive et de lecture de l’expérience par lesquels l’enfant, puis le savant, produisent des connaissances physiques qui atteignent un statut d’objectivité, que confirme leur intersubjectivité.

L’objectivité de la pensée physique

Pour comprendre l’objectivité de la connaissance physique, il suffit de la comparer à son contraire, la "subjectivité", au sens non pas épistémologique, mais psychologique. Au départ de toute entreprise de connaissance, que ce soit chez l’enfant ou chez l’adulte, les points de vue sur l’objet en question sont forcément lacunaires, comme est trompeuse l’assimilation aux schèmes acquis.

La multiplication de ces points de vue, les corrections peu à peu apportées aux assimilations erronées, permettent au sujet de connaissance de s’éloigner de son subjectivisme initial pour faire intervenir des coordinations opératoires reliant les points de vue, et les états considérés dans chacun d’eux, en un système de plus en plus complet qui, lorsqu’il peut se clore sur lui-même, ce qui n’est pas toujours le cas, permet daboutir à une explication et à une anticipation complète de l’objet dont il s’agissait de connaître la nature.

On voit par là que, abstraction faite des activités de lecture de l’expérience, les processus de construction de la connaissance physique sont proches, voire même identiques aux processus de construction de la connaissance mathématique. C’est d’ailleurs ce que laisse entrevoir un ouvrage tel que celui consacré au développement des quantités physiques chez l’enfant.

Le fait de placer au centre de l’explication génétique de la pensée physique les coordinations des actions et opérations physiques du sujet sur la réalité extérieure rapproche immédiatement la connaissance physique de la connaissance mathématique.

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Connaissance physique et connaissance mathématique

Dans la mesure où les coordinations d’actions ou d’opérations, qui incluent les déductions logiques, occupent une place aussi importante que la lecture des résultats de l’action physique, les processus d’abstraction réfléchissante, de généralisation complétive, et de régulation, interviennent de la même façon sur le terrain de la pensée physique que sur celui de la pensée logico-mathématique.

Mais puisque les résultats des abstractions réfléchissantes ont sur le terrain de la physique la particularité, d’une part de permettre une lecture plus précise des régularités ou des relations existant au sein de la réalité physique observée, et d’autre part de fournir les structures opératoires permettant, par assimilation à ces structures, l’explication des réalités étudiées, ne se pourrait-il pas que ces structures proviennent directement de l’abstraction à partir des transformations constatées dans la réalité?

La question se pose moins dans le cas de la physique relativiste ou de la mécanique quantique, où il est manifeste que les constructions mathématiques ne sont pas tirées des faits constatés, que dans le cas de l’enfant, qui lui est effectivement confronté à une réalité où de telles transformations sont directement observables.

Or ce que montrent les enquêtes psychogénétiques, et notamment les recherches sur la représentation spatiale et l’image mentale, est que, même à ce niveau où la réalité offre une foule de suggestions à l’enfant, ce n’est que lorsque celui-ci opère effectivement sur elle qu’il parvient à observer les transformations au sein des objets.

A cela s’ajoute le résultat des enquêtes sur les conservations physiques montrant que les notions de conservation dépendent de la prise en compte des déplacements non observables des parties de l’objet transformé, et que ce n’est donc que par une activité d’imagination créatrice que le sujet peut les concevoir.

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Piaget appliqué à lui-même

L’un des buts de l’épistémologique génétique était de rendre compte de l’origine et du statut de la connaissance physique.

Cette origine et ce statut sont doubles, puisqu’il intervient à la fois un apport du sujet et du milieu. L’apport du sujet se réalise par la voie des coordinations d’actions et d’opérations et par les structures en partie tirées de ces coordinations, puis appliquées (lecture des régularités) et attribuées (causalité) à la réalité physique; celui du milieu se produit par l’intermédiaire du processus d’accommodation soit au moment de la lecture de l’expérience, soit, de façon un peu plus indirecte, lors de la construction des modèles expliquant les régularités constatées.

Cette thèse est fondée sur des faits tirés non seulement de la psychologie génétique, mais aussi de l’histoire des sciences. On ne peut cependant manquer de constater que l’intense travail de coordination que Piaget situe au coeur de son explication épistémologique, et qui dès le plan de la pensée inclut non seulement les constats empiriques mais aussi les pensées d’autrui, est admirablement illustré par l’oeuvre de Piaget elle-même. Cette oeuvre en effet apparaît comme le résultat:
    – d’une classification, d’une modélisation et d’une explication opératoires des jugements et des conduites de la pensée naturelle,

    – de la mise en relation des faits constatés sur le terrain du développement cognitif avec ceux constatés sur le terrain de l’histoire des sciences,

    – enfin de la coordination des points de vue variés qui ont été proposés par les philosophes des sciences et les savants sur la question de l’origine et du statut de la science physique (la coordination de l’empirisme, du conventionnalisme et du rationalisme, pour ne prendre que l’exemple le plus frappant).
On peut d’ailleurs ajouter à ce constat la façon tout à fait étonnante dont Piaget parvient à ne jamais sortir du cercle des sciences (fig. 60) pour répondre aux questions épistémologiques qu’il se pose. Cela contrairement par exemple à des physiciens qui, faute de prendre au sérieux la psychologie, sont constamment tentés de quitter le terrain de la science pour celui de la métaphysique (par exemple en faisant reposer la liberté humaine sur l’existence de phénomènes physiques qui échappent au déterminisme absolu de la physique classique).

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Il y a […] parallélisme complet entre le développement embryologique, avec son prolongement jusqu’à l’état adulte, et le développement de l’intelligence et de la connaissance. Dans les deux cas, ce développement est dominé par un fonctionnement continu, réglé par les lois d’un équilibre progressif, et présente une succession de structures hétérogènes qui en constituent les paliers.