Fondation Jean Piaget

Objet de la sociologie

Individu et société
Les interactions sociales
Règles, valeurs et signes


Individu et société

La sociologie est née le jour où, prenant ses distances avec une science de l’homme dans laquelle on considérait que celui-ci est le père de la société, des philosophes tels que Comte en sont arrivés à concevoir que l’individu est fonction de la société dans laquelle il vit. L’objet de la sociologie est donc dès le départ la société considérée comme une totalité organisée.

Le problème qui se pose alors est de clarifier les rapports qui peuvent exister entre une totalité sociale et les parties qui la constituent. Ces parties ce sont, à la base, des individus. Comment définir le rapport de la société et des individus qui en sont membres, ou pour reprendre la question dans les termes de Piaget:
    «L’individu constituant l’élément et la société le tout, comment concevoir une totalité qui modifie les éléments dont elle est formée sans pour autant utiliser autre chose que les matériaux empruntés à ces éléments eux-mêmes ?» (JP50, III, p. 200; JP65a, p. 27).
Cette question ne s’applique pas seulement aux sociétés humaines, mais déjà aux sociétés animales, comme d’ailleurs plus généralement à toutes les organisations biologiques. Piaget ne se satisfera ni d’une solution qui donnerait à l’individu la primauté sur le tout, ni de la solution inverse.

Primat de l’individu

La première solution n’aurait de sens que si l’on pouvait retenir la thèse de l’existence d’une nature humaine immuable. Or toute la psychologie génétique démontre la fausseté de cette thèse en ce qui concerne tant la raison théorique que la raison pratique.

A supposer même que l’évolution biologique explique la quasi totalité des savoirs et des savoir-faire qui caractérisent l’être humain par rapport aux autres espèces animales, à supposer donc qu’il existe une nature humaine biologique, la question des rapports entre individus et société resterait posée puisque, dans le cas des animaux supérieurs tout au moins, l’évolution biologique ne porte pas sur des organismes isolés, mais sur des organismes vivant en société, ne serait-ce que temporairement.

Primat de la société

Peut-on, comme le voulaient Comte et Durkheim, concevoir l’idée d’une totalité sociale qui ne serait pas le résultat des interactions des individus dont elle serait constituée? La crainte du réductionnisme psychologique, ou simplement l’esprit spéculatif, peuvent aboutir à des chimères, dont celle de "conscience collective" entendue non pas comme les représentations communes que se partagent les individus d’une société, mais comme une supraconscience propre à la totalité sociale elle-même.

Cette idée, notons-le, à son pendant inverse chez certains biologistes de la fin du dix-neuvième siècle qui n’hésitaient pas à formuler la thèse de l’existence d’une conscience attachée à chaque cellule vivante. Piaget ne tombera jamais dans le piège intellectuel qui consiste à appliquer sans mobile scientifique une notion propre à une science à des objets extérieurs à cette science.

D’autre part, si par conscience collective on entend simplement la conscience ou les représentations communes des individus à un certain moment de développement de leur histoire, il faut alors se demander comment se forment cette conscience et ces représentations, et il faut aussi se demander s’il ne convient pas, comme en psychologie, d’éviter de faire reposer la science sociologique sur la notion de conscience.

Le tertium piagétien

Etant entendu que l’objet sociologique ne peut être identifié ni avec la simple composition additive ou juxtaposition des individus membres d’une société, ni avec des faits tels que ceux de la conscience collective ou des représentations sociales, il reste une troisième solution, l’interactionnisme: «[...] le tout social n’est ni une réunion d’éléments antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport même, une transformation des termes qu’il relie» (JP65a, p. 29).

Haut de page

Les interactions sociales

Le simple fait, pour deux individus, de vivre ensemble modifie l’enchaînement de leurs actions respectives, qui peuvent de plus se coordonner les unes aux autres lors de la réalisation d’une tâche commune en créant ainsi des actions transindividuelles; comme il modifie l’enchaînement des implications conscientes chez chacun d’entre eux, des implications qui sont par ailleurs enrichies par le constat de ces actions communes, comme par les faits nouveaux qui surgissent de la coordination interinviduelle des actions.

L’avantage de Piaget sur le sociologue non suffisamment formé à la psychologie génétique se laisse ici observer dans la définition même de l’objet de la science abordée, la sociologie. Comme le montrent les multiples essais des pères de la sociologie consacrés à délimiter leur champ d’étude, ce travail ne peut se réaliser sans faire intervenir d’une manière ou d’une autre la considération de l’individu sans lequel il ne saurait y avoir de société. Ce qui signifie que toute idée fausse ou lacunaire par rapport à ce qu’est cet individu ne peut qu’entacher la valeur de la notion que le sociologue se fait de la totalité sociale.

De l’avantage de connaître la psychologie

Lorsque Piaget aborde la sociologie et, après avoir réalisé un certain nombre de travaux théoriques en sociologie, cherche à son tour à préciser la nature de la réalité sociologique, il est bien placé pour savoir ce qu’est la conscience et quel est son rôle dans le fonctionnement de l’individu, comme il sait ce qu’est l’action et quel rôle elle joue dans la construction de la réalité psychologique. Il peut dès lors constater ce qui échappe au sociologue: comment, et dans quelle proportion, les interactions entre deux ou plusieurs individus transforment ceux-ci, et ce dès les jours qui suivent leur naissance.

En définissant le tout social comme étant, à la base au moins, composé des interactions de ses membres, il ne tombe pas dans le piège du réductionnisme psychologique, puisque ce qui résulte de ces interactions, ce sont des faits autant sociaux que psychologiques.

Il est évident que la sociologie ne pourra pas se limiter à l’étude de ces interactions constitutives de la totalité sociale. Mais, si Piaget a raison, lorsque la sociologie étudie par exemple la conscience collective, elle devra toujours conserver à lesprit que cette conscience résulte d’un nombre plus ou moins élevé de telles interactions.

Haut de page

Règles, valeurs et signes

Outre le rôle déterminant des interactions de ses éléments, toute organisation biologique, au sens le plus large du terme qui inclut les organisations psychologiques et les organisations sociologiques, comporte trois dimensions: la structure de cette organisation, son fonctionnement et un troisième aspect qui touche au rôle de l’information (JP70_6, p. 569).

Le fait d’introduire l’information au rang des trois caractéristiques de base des totalités vivantes montre que le mouvement qui a conduit Piaget de la biologie vers la psychologie et vers la sociologie ne se traduit pas seulement par une importation unidirectionnelle des problèmes et des notions de la première de ces sciences vers les deux autres, mais également que, avec d’autres, il prend acte de l’intérêt qu’il y a à reconsidérer la réalité biologique à partir des découvertes réalisées sur le plan des sciences sociales.

D’autre part, étant entendu que la réalité sociale comprend, comme les réalités biologiques et psychologiques, une triple dimension de structure, de fonctionnement et d’information, Piaget observe que celle-ci se traduit sur le plan de la conscience par trois aspects tout aussi déterminants de la vie sociale: les règles (liées à la structure), les valeurs (liées à la fonction) et les signes.

Toute interaction ou tout échange social fait intervenir des règles ou des normes, des valeurs et des signifiants.
    Ainsi, lorsque deux individus collaborent à la réalisation d’une tâche commune, la coordination de leurs actions ne se fait pas sans un minimum de contraintes. Pour parvenir à leur fin, serait-ce jouer aux billes, ou construire ensemble un pont, ils doivent s’entendre sur un certain nombre de règles: qui fait quoi, comment, à quel moment, etc.

    De plus, si ces individus collaborent, c’est qu’ils y trouvent un intérêt mutuel. L’action que réalise l’un des deux à tel ou tel moment a une valeur pour lui comme pour l’autre parce qu’elle leur permet d’avancer dans la résolution de la tâche.

    Enfin, il est évident que pour parvenir à régler leurs actions, comme pour les coordonner, les deux partenaires doivent communiquer soit au moyen d’indices (la fin d’une action par exemple, signalant le début d’une autre action), soit, de façon plus générale, au moyen de signifiants arbitraires, conventionnellement arrêtés ou admis par eux.
Notons encore que, pour ce qui est des travaux réalisés par Piaget en sociologie, ils concernent à la fois le développement intellectuel nécessaire à des individus pour qu’ils puissent coopérer dans une activité commune (c’est par exemple l’étude sur le jeu de billes exposée dans l’ouvrage sur "Le jugement moral chez l’enfant"; JP32), et la modélisation de différentes formes d’activités d’échanges entre des individus, et plus précisément la modélisation des valeurs qualitatives entrant en jeu dans de tels échanges.

Haut de page







Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.