Fondation Jean Piaget

1911-1932: La philosophie

Premiers pas (1911-1912). Les effets de l’instruction religieuse
Découverte des philosophies évolutionnistes (1912-1915)
Le système de philosophie et les choix piagétiens (1916-1932)


Premiers pas (1911-1912). Les effets de l’instruction religieuse

En 1911, le jeune Piaget a déjà acquis une bonne maîtrise de la science naturelle et de sa méthode de base qu’est la classification (du moins sous la forme où l’envisageait l’ancienne histoire naturelle). C’est un adolescent qui se voue tout entier à cette malacologie apprise auprès de Godet et qui entreprend de longues marches dans la nature pour enrichir sa propre collection de coquilles de mollusques.

Les souhaits d’une mère

Cette trajectoire jusque là harmonieuse de son évolution intellectuelle va être pourtant une première fois légèrement déviée en raison de l’intervention de sa mère, dont les convictions religieuses sont très fermes et qu’inquiète l’absence d’instruction religieuse chez un fils d’ailleurs alors croyant. Selon les souhaits de Rebecca Piaget, l’adolescent se rend au cours d’instruction religieuse que les jeunes protestants ont coutume de suivre à l’approche de leur seize ans et qui s’étale sur quelques semaines.

C’est un petit choc pour une pensée qui, à travers les articles qu’il lit ou qu’il est en train de rédiger, a l’habitude de tisser faits et argumentations d’une façon capable de convaincre autrui. Que faut-il croire? Voilà la seule chose qu’il peut retirer de cette instruction religieuse.

Une solution provisoire

Cherchant une réponse un peu plus satisfaisante que celle offerte par le catéchisme d’un pasteur par ailleurs lui-même amateur de science naturelle, il découvre dans la bibliothèque de son père un ouvrage du philosophe et théologien français Sabatier, dont tout l’intérêt est qu’il a explicitement été conçu pour aider les jeunes gens à concilier leur besoin de croire et les connaissances récemment acquises par des sciences, l’histoire et la biologie de l’volution, qui mettent passablement à mal le message alors enseigné par l’église (cet ouvrage de 1897 a pour titre révélateur "Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire"). Sabatier, dont le protestantisme est tout libéral, utilise à cette fin à la fois le concept de l’évolution et les méthodes de la psychologie et de l’histoire pour construire une interprétation de ce message qui soit compatible avec la thèse de l’évolution des espèces.

L’apparente conciliation entre science et philosophie trouvée chez Sabatier pourra provisoirement apaiser l’inquiétude née des cours d’instruction religieuse.

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Découverte des philosophies évolutionnistes (1912-1915)

Grâce à sa lecture de Sabatier, le jeune Piaget a pour la première fois effleuré le domaine de la philosophie. Mais cette lecture ne suffit pas à le détourner de sa seule passion, la malacologie. Elle lui permet tout au plus d’apaiser son esprit, momentanément inquiété par un enseignement religieux au contenu peu compatible avec son engagement dans la science.

Découverte de la philosophie de Bergson

Le grand choc, qui va faire durablement dévier la trajectoire intellectuelle de l’adolescent sera la rencontre avec l’oeuvre de Bergson. Là aussi le facteur déclenchant est extérieur. C’est à un parrain, soucieux de l’intérêt trop exclusif de son filleul, que celui-ci doit cette rencontre avec une philosophie qui va le fasciner et lui apporter une toute nouvelle manière de concevoir la biologie. La raison de la fascination est double. Il y a d’abord le talent et le charme littéraires d’un auteur à l’intelligence par ailleurs aiguë et à la culture scientifique et philosophique très vaste. Il y a ensuite la conception métaphysique de Bergson, dont on comprend qu’elle ait pu enthousiasmer le jeune naturaliste et croyant: l’identification de Dieu avec la vie, ou la divinisation de l’élan vital qui, selon le philosophe, serait la source créatrice des espèces biologiques.

La conséquence d’une telle thèse est immédiate: pour l’adolescent, étudier les limnées et autres mollusques, ce n’est plus seulement participer aux travaux passionnants d’histoire naturelle, mais ce sera aussi rechercher des réponses aux questions beaucoup plus essentielles qui touchent à la destinée humaine, au sens de la vie.

Le premier effet de la lecture de Bergson est ainsi de modifier la conception que le jeune naturaliste pouvait se faire de la science qu’il pratique. Mais l’ouvrage du philosophe sur "L’évolution créatrice" contient autre chose que cette divinisation de la vie. Son auteur s’y livre à une critique subtile des théories biologiques de l’évolution, le darwinisme et le lamarckisme notamment. Il contient aussi un exposé critique des théories de la connaissance.

Théories de la vie, théories de la connaissance

Grâce à l’examen critique que Bergson fait conjointement subir aux théories de l’évolution et aux théories de la connaissance, l’adolescent découvre de la meilleure façon qui soit des problèmes qui l’occuperont toute sa vie.

Le philosophe français y montre, toujours avec un style littéraire éblouissant, la parenté des questions et des thèses qui concernent, d’un côté, le plan de la connaissance et de l’intelligence, et de l’autre, celui du vivant. Et il ne manque pas d’ailleurs de livrer sa propre solution: l’intelligence, les catégories de l’entendement (l’espace, le temps, etc.) et la raison sont d’excellents instruments pour connaître... la matière. Mais pour ce qui est de la vie, de l’élan vital, de la "durée créatrice", il faut autre chose: l’intuition.

On comprend dès lors que, si Piaget se laissera un temps séduire par le magnifique ouvrage et la fine pensée de Bergson, il va très vite prendre quelque distance par rapport à cette oeuvre. Deux facteurs permettront à l’adolescent de résister aux sirènes bergsoniennes et de continuer à creuser son propre sillon dans l’évolution des idées.

D’une part, il y a la démarche scientifique acquise lors des recherches malacologiques et qui lui permet de mesurer la distance existant entre des affirmations scientifiques vérifiables et les fameuses intuitions bergsoniennes, qui, une fois débarrassées de leur écrin littéraire, sont trop subjectives pour être convaincantes.

D’autre part, il faut mentionner ici l’importance qu’a pu avoir Arnold Reymond, qui fut le professeur de Piaget en philosophie, en histoire des sciences et en logique, d’abord au gymnase, puis à l’université de Neuchâtel. Homme de raison et excellent connaisseur des sciences, ses rapports intellectuels avec son élève lui ont permis de contrebalancer chez celui-ci l’anti-intellectualisme bergsonien, notamment en lui montrant le lien qui existe, depuis Aristote, entre la logique et la biologie.

Des philosophies évolutionnistes plus proches des sciences

Bergson, il n’y a aucun doute à ce sujet, a joué un rôle important dans l’évolution de la pensée de Piaget. C’est essentiellement grâce à lui que celui-ci a très vite pris connaissance de la complémentarité entre les problèmes de l’évolution biologique et de l’évolution cognitive. C’est aussi à lui qu’il doit son puissant intérêt pour la philosophie, c’est-à-dire pour une discipline dont il reconnaîtra toujours qu’elle joue un rôle formateur essentiel dans l’éducation de l’intelligence, même si, par ailleurs, il lui déniera toute possibilité de produire à elle seule de quelconques connaissances.

Après sa lecture de Bergson, l’adolescent va lire à peu près tout ce qui lui tombe sous les yeux en matière de philosophie, y compris d’ailleurs ces ouvrages de "philosophie scientifique" que les savants rédigent pour soumettre leur thèse sur ce que sont fondamentalement la vie, la matière, etc.

Parmi la multitude d’auteurs lus par Piaget, citons en deux, Spencer et Fouillée. Ils permettent de nous faire une idée de l’un des processus clé par lesquels l’oeuvre se construit, à savoir la synthèse ou l’assimilation réciproque de notions ou de conceptions découvertes chez autrui.

Spencer doit être mentionné ici dans la mesure où il fut au point de départ de la construction des philosophies évolutionnistes. Ayant généralisé la thèse de l’évolution à la totalité des phénomènes naturels (le cosmos, la vie, la conscience et le comportement, ainsi que les sociétés), et étendant à toutes les sphères de la nature les concepts de la science des organisations (intégration, différenciation, etc.), Spencer croit pouvoir expliquer la totalité de l’évolution, dont il fournit un tableau très vaste, à partir de la loi mécanique de distribution de la matière et du mouvement. L’explication est bien sûr trop sommaire pour être convaincante. Les philosophes qui vont s’y référer, y compris Bergson et Fouillée, mais aussi le jeune Piaget, vont donc tous renverser le système de Spencer en proposant leur propre solution.

Les solutions que Bergson et Fouillée opposent au système de Spencer reviennent à substituer le psychologique au physique comme fondement de l’évolution. Bergson croit pouvoir découvrir une supraconscience créatrice au coeur de toute évolution créatrice. Fouillée est beaucoup moins aventureux. Il se contente de reprendre l’ancienne opposition de l’idéalisme face au matérialisme, et la constatation du rôle des idées dans l’histoire. Le pas métaphysique revient alors chez lui à généraliser cette constatation et à affirmer que toute entité comporte une face extérieure, matérielle, et une face intérieure, faite de conscience, aussi élémentaire soit-elle. Il soutient aussi que les principes logiques sont la simple expression de la tendance interne de chaque être à se conserver.

La première philosophie de Piaget: une synthèse

Ces quelques éléments suffisent à construire une première image de la façon dont le jeune Piaget va à son tour proposer une solution, qui est la synthèse (l’assimilation réciproque) de l’ensemble des idées recueillies au cours de ses lectures de Sabatier, de Bergson, de Spencer, de Fouillée et de bien d’autres auteurs, comme le biologiste le Dantec qui, de son côté, a déjà fait une synthèse entre les thèses de Spencer et ses propres observations sur la vie des bactéries (le processus d’assimilation, etc.).

Il s’agit, comme le voulait Spencer, de proposer une solution "scientifique" au problème de l’évolution biologique et cognitive (le jeune Piaget laisse sagement tomber la question du cosmos). La forme de la réponse de Spencer est bonne: on a affaire à des organisations qui se différencient et qui s’intègrent. Mais son contenu est malheureux : impossible de tout réduire à la matière et au mouvement. Il faut tenir compte, avec Bergson, des propriétés qualitatives des organisations conscientes, dans lesquelles les parties subsistent au sein de la totalité. Quelles sont alors les lois auxquelles obéissent des totalités conscientes, et plus généralement les organisations biologiques? C’est dans la réponse à cette question que réside l’esquisse de philosophie "scientifique" proposée par Piaget dans "Recherche" (JP18).

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Le système de philosophie et les choix piagétiens (1916-1932)

C’est dans son premier livre, "Recherche", que Piaget livre sa première vision de ce que sont fondamentalement, selon lui, les organisations biologiques, psychologiques et sociales, et les lois auxquelles elles obéissent et qui expliquent leur évolution (JP18).

Comme l’affirmait Fouillée, chaque organisation, ainsi que les parties qu’elle contient et qui sont elles-mêmes des organisations, tendent à se conserver et même à s’étendre. En d’autres termes encore, et ici c’est la philosophie chrétienne de Sabatier et d’autres qui en partie s’exprime, mais révisée à la lumière des thèses de Spencer, de le Dantec et de bien d’autres auteurs, Piaget concevra au sein de toute organisation la présence de deux principes agissant dans des directions contraires: le principe de l’équilibre idéal et celui de l’équilibre réel.

Le système de philosophie de 1918

Toute organisation tend vers un équilibre idéal où chaque composante, comme la totalité toute entière, se conserverait et vivrait de la manière la plus intense possible, tout en favorisant la vie de chaque autre composante. Contrairement à ce qu’affirme le Dantec, pour lequel la vie est fondamentalement lutte, pour le jeune Piaget, en accord avec la philosophie de la vie d’un Guyau, elle est fondamentalement générosité. Mais cette tendance vers l’équilibre idéal, vers l’harmonie platonicienne, est contrecarrée par le second principe, celui de l’équilibre réel, qui se traduit par des destructions plus ou moins fâcheuses.

Des parties d’un organisme peuvent lutter contre d’autres parties. Comment cela est-il possible? Deux causes sont invoquées. D’abord le rôle possiblement perturbant du milieu dans lequel cet organisme vit; ensuite, plus fondamentalement, le déséquilibre interne, la maladie, qui peut surgir au sein d’un organisme, d’une conscience, d’une société, comme l’illustre l’état déplorable dans lequel se trouvent les pays européens, la France et l’Allemagne notamment, qui sont en guerre lorsque Piaget rédige sa propre philosophie de l’évolution en 1916-1917.

Le système de philosophie, que Piaget publie en 1918, année même où il passe son doctorat de science naturelle, a cela d’intéressant qu’il est à la fois le bilan de quatre ou cinq ans de réflexions philosophiques, que viennent parfois alimenter les travaux continués de malacologie, et, en partie, le point de départ de la grande aventure scientifique qui va inscrire l’auteur dans l’histoire des grands pionniers de la connaissance humaine.

L’auteur de "Recherche" est d’ailleurs tout à fait conscient de ce double aspect, comme il sait que sa conception des organisations biologiques, psychologiques et sociales est toute provisoire, trop spéculative pour satisfaire ses propres exigences scientifiques.

Une solution au problème des rapports entre science et religion

Les réflexions philosophiques n’ont cependant pas eu pour seul objet l’élaboration d’une première théorie générale de la vie et de la pensée. Il s’agissait aussi pour l’auteur de "Recherche" de trouver une solution au problème des rapports entre science et religion. En un sens le système de philosophie est cette solution, puisque l’équilibre idéal dont Piaget fait la loi suprême des organisations vivantes peut satisfaire le besoin religieux, en l’occurrence la foi en la vie.

Pourtant lorsqu’il rédige cet ouvrage il est déjà conscient de l’impossibilité de la science à fournir la réponse ultime à la question religieuse, au "que puis-je espérer?" de Kant. On trouve déjà dans "Recherche", en effet, l’esquisse d’une conception critique de la science inspirée de la philosophie kantienne. Il y a dès cet ouvrage une tension palpable entre, d’un côté, la relativité de la science (celle-ci ne peut connaître l’absolu), et de l’autre le besoin de découvrir le réel, la croyance que la science nous donne la connaissance de la réalité. Cette tension se résorbe dans la thèse selon laquelle, si la connaissance apportée par la science n’est jamais que relative, cela n’empêche pas qu’elle puisse conforter une foi, et en l’occurrence la foi en la valeur de la vie, le désir de vivre.

Une solution révisée à la lumière de la philosophie critique

"Recherche" ne constituera pas le point final de la réflexion philosophique de Piaget. Pendant les années vingt, c’est-à-dire pendant ces années où il va découvrir et partiellement créer la psychologie et l’épistémologie génétiques, il va continuer à réfléchir, seul ou avec d’autres, au problème des rapports entre science et religion. La rencontre avec la philosophie de Brunschvicg et avec la solution immanentiste que celui-ci propose au problème religieux (à savoir l’affirmation selon laquelle, comme le prouve l’existence de la science mathématique, il y a dans l’homme quelque chose qui dépasse l’homme et qui permet l’accord et, donc, la communauté des esprits), confortera Piaget dans la solution trouvée en 1916-1917, tout en permettant de l’approfondir.

Il ne reviendra plus par la suite sur cette ultime prise de position philosophique, sauf à observer que l’espoir placé en l’homme, et en des institutions telles que la Société des Nations, est plus fragile qu’il avait pu un moment le croire, comme le montrera l’existence de la deuxième guerre mondiale. Peut-être est-ce cette désillusion qui conduira l’auteur, à partir du milieu des années trente, à ne plus trop donner crédit aux activités autres que scientifiques, puisque ce sont à peu près les seules dans lesquelles un progrès et un accord des esprits peuvent être durablement constatés (du moins au niveau du sujet épistémique).

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[…] de même que l’individu se libère de son égocentrisme intellectuel en prenant conscience de son point de vue propre pour le situer parmi les autres, de même la pensée collective se libère du sociocentrisme en découvrant les attaches qui la relient à la société et en se situant dans l’ensemble des rapports qui unit celle-ci à la nature elle-même.