Fondation Jean Piaget

1924-1980: L'épistémologie

1924-1949 : Les années de création
Première synthèse. L’Introduction à l’épistémologie génétique
1955-1980: Le Centre international d’épistémologie génétique


1924-1949 : Les années de création

Avec l’épistémologie génétique, nous abordons la dernière étape de la construction de l’oeuvre de Piaget. Si ce n’est qu’en 1950, avec la publication des trois volumes de l’introduction de l’épistémologie génétique, que celle-ci devient publiquement le centre d’attention premier de l’auteur, il n’en reste pas moins que la création de cette nouvelle discipline scientifique remonte au milieu des années vingt.

C’est en effet en 1924 que, ayant réalisé ses premières recherches sur le développement de la causalité chez l’enfant, Piaget montrait à travers une remarquable étude de l’ouvrage de Brunschvicg sur "L’expérience humaine et la causalité physique", comment l’utilisation des méthodes et des résultats de la psychologie génétique justifiait la constitution d’une épistémologie génétique scientifique (JP24_3). Mais, au delà de quelques articles théoriques montrant l’intérêt permanent de l’auteur pour la construction de cette discipline, rien ne transperce des progrès accomplis à ce sujet. Il est à peu près certain que les cours d’histoire et de philosophie des sciences donnés dès 1925 à Neuchâtel ou dès 1929 à Genève sont pour lui l’occasion d’utiliser à des fins épistémologiques les premiers matériaux qu’il recueillait en psychologie génétique; mais avant de s’engager pleinement dans l’épistémologie génétique, il lui faut d’abord achever le programme de recherches psychologiques susceptible de l’alimenter.

De 1924 à 1940, au moins, c’est alors l’épistémologie qui se met discrètement au service de la psychologie, plus que l’inverse. En d’autres termes, le psychologue Piaget utilise alors le savoir acquis en épistémologie pour construire une psychologie génétique profondément originale et perspicace. Dès 1950 le rapport va au contraire s’inverser et Piaget se faire épistémologue généticien. C’est pendant les années quarante que l’essentiel se joue.

Si l’on considère les ouvrages de psychologie génétique sur les notions de nombre, de quantités physiques, de temps, d’espace, etc., publiés à partir de 1941, on s’aperçoit que, s’ils relèvent d’abord de la psychologie, ils n’en réservent pas moins des parties plus ou moins importantes à l’épistémologie.

C’est le cas par exemple de l’ouvrage sur le nombre dont l’introduction contient la discussion des thèses contradictoires de Poincaré et de Russell sur la nature du nombre. D’autre part, si l’on considère les trois ouvrages d’introduction à l’épistémologie génétique, on s’aperçoit qu’ils sont formés de la synthèse des cours d’histoire et de philosophie des sciences et des résultats des recherches en psychologie génétique. Pendant une dizaine d’années, Piaget a ainsi progressivement construit cette synthèse qui lui permettra en 1950 de présenter son oeuvre comme relevant essentiellement de l’épistémologie ().

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Première synthèse. L’Introduction à l’épistémologie génétique

Publiée en 1950, "l’Introduction à l’Epistémologie Génétique" va au delà de la simple synthèse des cours d’histoire des sciences et des recherches de psychologie génétique. Elle est toute entière bâtie sur deux idées déjà exposées dans "Recherche" (JP18): la thèse du cercle des sciences (fig. 60) et, plus fondamentalement, celle du cercle sujet-objet. Si l’on en croit la psychologie génétique, mais aussi l’histoire, la mathématique est, à sa base, une construction humaine tirée par abstraction réfléchissante à partir des coordinations générales de l’action. Les mécanismes de régulation et d’équilibration, qui la constituent, expliquent son universalité, son objectivité et sa nécessité. La physique, et son prolongement la biologie, prennent appui sur la mathématique pour expliquer rationnellement les régularités que présentent la réalité extérieure. La psychologie, qui a découvert une explication possible de l’universalité de la mathématique, prolonge elle-même la biologie. Reste un problème: celui de l’accord des mathématiques avec la réalité physique.

Si la mathématique est une construction du sujet qui puise ses racines dans les coordinations générales de celui-ci, comment concevoir qu’elle puisse être utilisée non seulement par la physique pour expliquer le monde extérieur, mais encore pour anticiper parfois les recherches du physicien? La réponse de Piaget est l’une des rares qui, dans toute son oeuvre, reste spéculative, non basée sur des faits qui convergent vers elle: cet accord résulte du fait que la réalité biologique est elle-même réalité physique, et puisque c’est de cette réalité biologique qu’est tirée la mathématique, via la réalité psychologique, il en résulte que c’est cette source qui explique l’accord des mathématiques et de la réalité.

En 1950, Piaget peut publier ces solutions épistémologiques parce qu’il a suffisamment récolté de matériaux pour les rendre plausibles; le seul point non éclairci est un problème qui, s’il peut être résolu un jour, le sera, comme l’auteur en a pleinement conscience, par des biologistes physiciens ou par des physiciens biologistes.

Mais par ailleurs, quelle que soit la conviction qu’il a pu acquérir par la multiplicité des faits venant épauler le constructivisme épistémologique exposé dans l’ouvrage de 1950, il présente cette remarquable synthèse comme une "introduction". Pourquoi? Parce que, scientifique jusque dans l’âme, il sait bien qu’une conviction personnelle, aussi étayée qu’elle soit, ne suffit pas à faire une science au sens moderne du terme. Une science est forcément une entreprise collective, puisque seule une telle entreprise est apte à corriger les risques de la recherche solitaire. Ces risques sont d’ailleurs d’autant plus grands que les problèmes abordés sont généraux, qu’ils portent sur des thèmes d’importance philosophique, et qu’ils exigent de multiples compétences. Et tel est bien le cas de l’épistémologie génétique.

Dès lors on comprend que, une fois découverte une solution plausible, Piaget ait cherché à donner à l’épistémologie génétique une dimension de recherche collective; ce à quoi il parviendra grâce à la création, en 1955, du Centre International d’Epistémologie Génétique ().

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1955-1980: Le Centre international d’épistémologie génétique

En 1955 le souhait de Piaget de voir l’épistémologie génétique prendre une dimension collective est réalisé grâce au soutien qu’il reçoit de la Fondation Rockfeller et qui lui permet de créer le Centre International d’Épistémologie Génétique (CIEG). A l’époque où ce centre est créé, le courant dominant de philosophie des sciences n’est plus cette philosophie historico-critique des sciences, qui a joué un si grand rôle dans la genèse de l’épistémologie génétique. La philosophie des sciences est partagée entre, d’un côté, le matérialisme dialectique, et de l’autre, le positivisme logique.

Ces deux courants seront représentés au sein du futur CIEG; mais au départ, et puisqu’il s’agit de convaincre les experts de la Fondation Rockfeller, c’est d’abord avec les tenants du positivisme logique que Piaget va sefforcer d’établir des liens afin de mettre à l’épreuve les hypothèses expérimentales respectives qui peuvent être tirées soit du constructivisme genevois, soit des conceptions alors en vigueur chez les auteurs anglo-américains. A part la création du Centre, l’un des premiers soucis de Piaget va être en effet de voir si les solutions épistémologiques auxquelles il est parvenu peuvent convaincre des auteurs qui, au départ, adoptent des thèses différentes.

Les premières recherches réalisées au CIEG, et auxquelles des savants et des philosophes de tous horizons participent, vont convaincre l’auteur de la solidité de ses thèses (). Quiconque connaît les avatars du positivisme logique n’en sera pas surpris.

Si les premières recherches conduites au CIEG ont essentiellement permis à Piaget de confirmer la thèse constructiviste, et "accessoirement" d’attirer du même coup dans le camp de l’épistémologie génétique des philosophes logiciens de la valeur d’Apostel, elles conduiront très vite l’ensemble des collaborateurs à porter au premier plan l’un des deux ou trois problèmes de fond de l’épistémologie génétique. Etant entendu que les enfants, puis les savants, construisent de l’intérieur les instruments opératoires leur permettant de mettre de l’ordre dans l’univers et d’expliquer les phénomènes extérieurs, comment expliquer la réussite de cette construction et quels en sont les mécanismes?

Certes Piaget avait déjà avancé des hypothèses à ce sujet, notamment à l’occasion de la description des fameux stades intermédiaires par lesquels les enfants passent dans leur construction des invariants numériques, physiques, spatiaux, logiques, etc. Mais, contrairement à ce qui s’était passé pour les états terminaux, pour lesquels Piaget avait élaboré des modèles structuraux, aucune modélisation n’avait été effectuée pour les mécanismes aboutissant à ces états d’équilibre.

Ce problème va revenir constamment au coeur des préoccupations des chercheurs du centre jusqu’à ce que Piaget en fasse le thème de nouvelles enquêtes génétiques, dont l’objet sera de clarifier des mécanismes tels que celui de l’abstraction réfléchissante, depuis longtemps évoqué pour expliquer la genèse de structures opératoires plus puissantes que les coordinations d’actions ou d’opérations précédemment acquises. Mais auparavant, Piaget aura pris soin de profiter de la bonne marche du CIEG pour mettre à son programme une vaste étude sur la genèse des explications causales chez l’enfant et dans la science et pour contribuer ainsi, avec l’aide de nombreux physiciens, biologistes et psychologues, à combler une lacune de l’épistémologie génétique.

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[…] la notion de force a d’abord été liée à l’impression subjective de l’effort musculaire, avant de devenir relative à un simple rapport d’accélération.