Fondation Jean Piaget

Découverte de la psychologie génétique

Introduction
Les premières recherches
Remarques finales


Introduction

Les esquisses de psychologie théorique qui apparaissent dans les travaux de jeunesse ne peuvent être considérées comme appartenant au domaine de la psychologie scientifique. Lorsqu’en 1918, c’est-à-dire l’année même de son doctorat en sciences naturelles, Piaget publie "Recherche", il le sait. Comme son intention est, entre autres, d’élaborer une théorie scientifique de l’évolution des connaissances, il ne lui reste qu’une chose à faire: se former de l’intérieur à une science, la psychologie, qui a déjà ses institutions, ses lieux d’enseignement et ses règles de jeu.

Après un bref séjour à Zürich lors duquel il découvre la psychologie de laboratoire et approfondit ses connaissances en psychanalyse, il décide de se rendre à Paris, probablement sur les conseils de psychologues suisses avec lesquels il est déjà en relation, Bovet, Flournoy et Claparède notamment, mais aussi parce qu’il est certainement attiré par cette philosophie française des sciences qui est alors au sommet de sa gloire, ainsi que par les travaux des psychologues français Binet, décédé en 1912, et Janet. Il a alors déjà à l’esprit l’idée que c’est la psychologie de l’enfant qui détient la clé des réponses aux questions qu’il se pose, du moins si l’on en croit cette indication autobiographique extraite dun article de 1975 sur "L’intelligence selon Alfred Binet": «Quand je suis arrivé à Paris à la fin de mes études, j’avais déjà l’idée [...] d’étudier la formation des connaissances en partant de la psychologie de l’enfant. Mais hélas Binet n’y était plus et aucun des maîtres d’alors ne parlait de l’enfant» (in JJD84, p. 500)

Muni d’une lettre de recommandation de Bovet, Piaget se rend chez l’élève et ancien collaborateur de Binet, Simon (). C’était le seul qui pouvait «le mettre en contact avec des enfants» (id.). Et c’est ce qu’il fit en demandant au jeune chercheur de standardiser des tests de raisonnement de Burt. C’est le point de départ de la psychologie et de l’épistémologie génétiques alors confondues dans une même visée. Piaget découvre en effet que la chose la plus intéressante dans les tests d’intelligence n’est pas le nombre moyen d’enfants parvenant à maîtriser telle ou telle notion ou opération logique ou arithmétique, mais la nature de leur solution, ou, comme cela deviendra le cas dans les études sur la naissance de l’intelligence, la façon dont ils s’y prennent pour y parvenir.

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Les premières recherches

La seconde étape, qui se déroule, en gros, entre 1919 et 1935, débouche rapidement sur un nombre déjà impressionnant de travaux et de publications, si l’on songe que l’auteur n’a aucun titre psychologique à faire valoir, sinon les charges de cours et de recherche que Claparède, le très clairvoyant directeur de l’institut Rousseau, lui octroie dès 1920-1921.

En plus du texte d’une conférence sur les rapports de la psychanalyse avec la psychologie de l’enfant, donnée en décembre 1919 à Paris (JP20_2), Piaget publie coup sur coup trois articles profondément originaux et qui portent déjà la marque de ce qui va devenir la psychologie génétique de l’intelligence. Il y expose le résultat de ses premiers travaux sur la logique de l’enfant. Le titre du troisième article, "Essai sur la multiplication logique et les débuts de la pensée formelle chez l’enfant", est révélateur de la rapidité avec laquelle l’auteur a découvert la voie lui permettant de réaliser son projet de construire une épistémologie scientifique.

Comment expliquer cette rencontre entre un projet très abstrait et les données permettant de le résoudre, au moins dans les très grandes lignes ()? Là encore le génie synthétique du jeune chercheur s’accompagne d’une perspicacité psychologique extrême. Dans ces trois articles, sont cités Janet, Claparède, Binet ... mais aussi Masson-Oursel (l’anthropologue), Brunschvicg (sur la philosophie mathématique), Peirce et Russell, ainsi que bien d’autres savants. Au moment où le jeune psychologue rencontre l’enfant, il tient à l’esprit les concepts qui lui permettent de voir ce que d’autres ont laissé échapper.

Les premières recherches sur la logique de l’enfant

Si Piaget, en approchant la psychologie de l’enfant, réussit du premier coup à découvrir, et plus précisément à tracer la voie qui va changer la psychologie de l’intelligence, c’est que, lorsqu’il prend connaissances des réponses aux tests de Burt, il sait l’importance de la logique des relations pour la pensée humaine (il a lu Brunschvicg et Couturat, il a déjà une bonne idée des thèses de Russell, son maître Reymond lui a montré le rôle que joue la logique en biologie, et il a pu vérifier lui-même ce rôle dans ses travaux de malacologie).

C’est ce savoir qui lui permet de comprendre les raisons des échecs des enfants les plus jeunes à répondre aux tests de Burt, leur syncrétisme, leur incapacité à penser les relations, etc. Dans la conclusion de l’article sur les stades de la multiplication logique chez l’enfant, il avance ainsi une explication générale qui fait passer au second plan le rôle de facteurs psychologiques, tels que celui de l’étroitesse plus ou moins grande du champ de l’attention, et au contraire rend perceptible le facteur principal, logique, qui relève de la difficulté des enfants à «multiplier les classes» (in JJD84, p. 748).

L’analyse pschologique et logique que Piaget fait des réponses des enfants lui permet alors non seulement d’éclairer leur logique, mais aussi de donner un premier étayage scientifique au modèle de l’équilibre esquissé dans "Recherche". Le jugement, celui des enfants comme celui des adultes, est une adaptation: «Mais, qui dit adaptation, dit du même coup équilibre entre le monde extérieur, d’une part, et d’autre part, la mutuelle conservation des éléments mentaux (jugements et notions, etc.) déjà acquis. Equilibre, plus précisément, tel qu’il y ait conservation mutuelle des éléments acquis [...] plus est grande la mutuelle conservation des éléments acquis, plus est large l’échelle sur laquelle est possible l’adaptation. En effet, si les éléments acquis ne sont encore ni hiérarchisés, ni mutuellement dépendants, l’adaptation ne fera qu’augmenter leur volume, pour ainsi dire, et non leur cohérence» (in JJD84, p. 748).

A bien des égards il y a dans les conclusions de l’article sur les difficultés de la multiplication logique chez les jeunes enfants des affirmations qui annoncent non seulement les thèses ultérieures sur l’équilibration des structures cognitives, mais qui annoncent les plus récents travaux de Piaget sur le rôle du possible dans les constructions cognitives. «Chaque forme nouvelle de la modalité du jugement [c’est-à-dire d’articulation du réel, du possible et du nécessaire] crée un champ d’adaptation possible, c’est-à-dire d’attention et d’intérêt, mais dont elle dépend après l’avoir créé, et dont elle subit à son tour les modifications, si l’adaptation dépasse les limites prévues» (in JJD84, 749). C’est l’article de 1979 sur "Procédures et structures" (JP79_2) avec sa thèse d’une dialectique des facteurs structuraux et fonctionnels dans le développement intellectuel, dont on trouve peut-être ici le tout premier germe!

Le rôle de l’interaction sociale

Mais si Piaget découvre très vite la voie qui sera la sienne, puis celle de toute la psychologie génétique, il n’oublie pas que la psychologie existe, que des psychologues, des psychiatres ou des sociologues ne l’ont pas attendu pour développer des théories sur la pensée et ses origines. Or au début des années vingt le problème central de la psychologie de langue française est celui des rapports entre facteurs sociologiques et psychologiques dans l’explication de la pensée, ou, sous une autre forme, celui du rapport entre le langage et la pensée.

Tout en poursuivant sur la trajectoire qui est la sienne, c’est-à-dire en étudiant le développement de la pensée de l’enfant, l’auteur intègre alors ce problème à ses travaux. Comme toujours lorsque deux grandes explications s’affrontent, Piaget adopte une solution médiane originale: l’interaction de l’enfant avec autrui, et en particulier avec ses camarades de même âge, est un élément clé de son développement cognitif. Elle favorise la coordination des points de vue, au niveau d’une pensée utilisant le langage comme outil de communication et de représentation. Cette coordination est alors conçue comme facteur central du développment de la pensée logique chez l’enfant, et en particulier de la logique des relations.

Le facteur social (l’interaction), le facteur psychologique (l’activité du sujet) et le facteur logique (la mise en relation logique des idées) sont alors indissociablement liés dans l’explication que donne Piaget du développement de la pensée logique.

Début des travaux sur l’intelligence sensori-motrice et sur le développement des notions

De manière générale, et en plus des explications des progrès constatés dans la pensée enfantine, les travaux que Piaget réalise entre 1920 et 1932 aboutissent, pour l’essentiel, à décrire les stades ou les étapes franchies par cette pensée, premièrement dans sa maîtrise d’opérations logiques comme la multiplication des classes, ou dans la maîtrise du raisonnement, deuxièmement dans ses représentations et ses formes d’explication du monde, et troisièmement en ce qui concerne ses conceptions morales.

Mais il est par ailleurs évident que l’auteur est en train de démarrer ou de poursuivre des recherches sur l’intelligence, qui apporteront les premiers matériaux de la troisième étape de construction de sa psychologie, voire même de la quatrième! Non seulement les naissances de Jacqueline en 1925, de Lucienne en 1927, suivie de celle de Laurent en 1931, sont immédiatement accompagnées d’un travail d’observation et d’analyse des comportements des trois enfants, mais on trouve par ailleurs dans différents articles de nombreux indices montrant que c’est la quasi totalité des grands domaines de la connaissance, le nombre, l’espace, les quantités physiques, etc., qui font l’objet de premières enquêtes.

Par exemple on trouve déjà dans un petit article de 1925 sur "Le développement de la pensée de l’enfant" une observation selon laquelle la moitié des enfants de huit ans jugent que deux ouvriers prennent plus de temps à construire une maison parce qu’ils vont plus vite. Ce qui montre qu’avant même qu’Einstein ne l’interroge, en 1928, sur les rapports de la vitesse et du temps chez l’enfant, Piaget disposait d’informations susceptibles d’apporter un début de réponse au grand physicien.

Il reste bien sûr que, dans ses premières recherches sur le développement des notions d’espace, de temps, de nombre, de quantités numériques, etc., Piaget est encore loin de se douter de la présence de structures susceptibles d’expliquer la profonde homogénéité de ce que l’on a longtemps appelé l’âge de raison.

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Remarques finales

Lors de la deuxième étape de la progression de Piaget en psychologie, en plus de la présence de réflexions épistémologiques sur cette discipline, on remarque la poursuite d’une démarche de construction théorique plus libre que celle qui s’appuie sur les enquêtes psychogénétiques. Ainsi dans sa conférence de 1922 sur la psychologie des valeurs religieuses (JP23_3), l’auteur se livre-t-il à des expériences de pensée "dmontrant" le rôle essentiel de la réversibilité mentale dans la pensée rationnelle; pouvoir retrouver les prémisses d’un raisonnement y est alors en effet "perçu" comme la condition d’une telle pensée.

L’image que donne cette période est donc celle d’un psychologue, certes soucieux de récolter et d’analyser le plus grand nombre de faits, notamment en rapport avec son dessein de construire une épistémologie scientifique, mais qui conserve heureusement un intérêt très poussé pour la recherche d’explications, même partiellement spéculatives, et le goût de la synthèse.

Elle confirme par ailleurs ce souci constant, que nous observons dans tous les domaines dans lesquels il a oeuvré, de tenir compte de la dimension sociale de la science qu’il pratique. Non seulement Piaget s’informe de l’évolution des idées à son sujet, mais il tient compte aussi des travaux réalisés par les autres chercheurs, sans bien sûr perdre de vue son objectif de recherche et les intuitions théoriques qui le concernent.

Ces différents traits, la facilité qu’il a d’établir des synthèses et de rédiger les résultats de ses recherches, la qualité et l’originalité des publications qui en résultent, font que Piaget est immédiatement reconnu par les psychologues, et plus généralement par les chercheurs en sciences sociale et humaine, comme l’un des meilleurs spécialistes de la pensée de l’enfant. C’est là la répétition, mais sur une échelle beaucoup plus vaste, de ce qui s’est passé dans les années 1910 avec ses travaux de malacologie.

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[…] c’est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d’une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte […].