Fondation Jean Piaget

L’intelligence sensori-motrice et les débuts de la pensée représentative


La troisième étape est celle des travaux sur l’intelligence sensori-motrice et les débuts de la pensée représentative. Le résultat de ces travaux est tout entier contenu dans les trois ouvrages sur la naissance de l’intelligence, la construction du réel et la formation du symbole chez l’enfant, publiés, les deux premiers, en 1936 et 1937, le troisième, en 1945 (JP36, JP37, JP45). Ces trois monuments de la psychologie restent encore aujourd’hui de référence dans les recherches sur les débuts de l’intelligence et de la "cognition".

On ne sait ce qu’il faut admirer le plus dans ces livres. Est-ce le nombre et la qualité des observations et des petits montages expérimentaux, qui permettent de rendre manifestes les particularités des comportements d’un enfant dans les semaines et dans les mois qui suivent sa naissance, et qui conduisent ainsi à mettre en évidence une série d’étapes dans le développement de son intelligence? Est-ce la richesse et la fécondité du cadre interprétatif qui permet de faire ressortir ces particularités, et dont une partie provient du regard épistémologique avec lequel Piaget aborde son objet d’étude? Est-ce la profondeur d’une explication qui parvient pour la première fois à adapter de manière convaincante les concepts empruntés à la biologie (l’assimilation, l’accommodation, l’organisation, la différenciation, etc.)? Ou bien n’est-ce pas plutôt la synthèse de ces trois composantes?

Peu importe la réponse. Une chose est sûre, c’est que ces trois ouvrages marquent une coupure dans l’histoire de la psychologie. Pour la première fois le jeune enfant est reconnu, avec une ampleur et une perspicacité peut-être encore inégalées à ce jour, dans son activité intellectuelle, son inventivité et la complexité de son système cognitif. Il n’est plus cet «abîme de mystère» dont Piaget parlait dans un exposé donné en 1927 à la Société psychologique britannique (JP27_2, p. 97).

Les études sur l’intelligence sensori-motrice et sur la construction du réel offrent par ailleurs la particularité intéressante d’unir dans un seul regard non seulement les démarches génétique et structurale, mais aussi l’analyse du fonctionnement: une activité intelligente est composée d’une coordination finalisée, effective ou intérieure, d’actions ou de schèmes d’action. Ces études ont donc certes pour objet la genèse des formes de comportement conduisant à l’intelligence sensori-motrice achevée, faite d’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation, mais aussi d’un usage de la représentation alors encore soumise à l’action; mais elles portent également sur la façon dont le bébé coordonne, différencie, accommode, etc., ses actions en vue d’atteindre les fins qu’il se donne (ou, initialement, que lui donne son être biologique, lui-même résultat d’une longue histoire).

Enfin, il est intéressant de constater la proximité qui apparaît entre la découverte, en 1936-1937, des toutes premières structures opératoires, et l’application que Piaget fait de la notion mathématique de groupe dans ses analyses de l’intelligence sensori-motrice, ou plus précisément des coordinations et des "connaissances" spatiales qui interviennent au sein de cette intelligence. L’auteur peut ainsi pour la première fois pressentir dans toute son étendue la portée explicative de cette notion, qu’il emprunte alors à Poincaré.

Les années 1936 et 1937 apparaissent ainsi non seulement comme l’achèvement relatif des remarquables études sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice, mais aussi comme le départ de l’étape la mieux connue de toute l’oeuvre psychologique de Piaget, ses travaux, réalisés avec des collaborateurs de valeur, tels que Bärbel Inhelder et Alina Szeminska, sur le développement de la pensée logique, arithmétique, géométrique et physique de l’enfant et de l’adolescent.

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[…] les notions mathématiques commencent par être indifférenciées des notions physiques […]. Il en résulte que les notions mathématiques procèdent d’une abstraction à partir de l’action, abstraction due à une prise de conscience progressive des coordinations comme telles et que provoque la différenciation croissante entre elles et les actions physiques particulières qu’elles coordonnent. Réciproquement, nous voyons […] cette même différenciation aboutir à dissocier graduellement les notions physiques de vitesse et de temps des coordinations spatiales qui les dominent d’abord avec excès et de façon déformante, puis les coordonnent simplement dans la suite.