Fondation Jean Piaget

Premières intuitions


En 1916-1917, lorsque Piaget tire le bilan des années intellectuellement éprouvantes qu’il vient de traverser, et qu’il décide de consacrer sa vie à la recherche scientifique avec l’intime conviction que celle-ci peut éclairer l’action humaine, il a pleine conscience du caractère non seulement provisoire du système de philosophie qu’il présente alors, mais plus généralement de l’incapacité des sciences à connaître le fond ultime des choses, l’absolu.

La relativité des connaissances

Ce n’est qu’une fois adopté le choix de vivre que les résultats de la démarche scientifique prennent une pertinence toute relative par rapport à l’action. Les réserves critiques qu’il adresse alors à une science de la vie dont, à la suite de sa lecture de Bergson, il a pu croire qu’elle pouvait apporter une réponse définitive à la question de la nature de l’être (et donc de la question religieuse), ces réserves sont la conséquence des premiers pas accomplis dans la direction de l’épistémologie. Ses lectures, ses échanges avec Reymond, le conduisent à prendre conscience de la relativité des connaissances. «L’absolu reste, quoiqu’on fasse, inconnaissable et la métaphysique impossible» (in JJD90, p. 76). Pourquoi en va-t-il ainsi? Parce que la réalité ne peut être saisie indépendamment des «formes de l’esprit qua mises au jour le kantisme» (id.).

Cette prise de conscience de la relativité de la connaissance entraîne alors Piaget à la découverte de deux cercles épistémologiques, l’un entre le sujet et l’objet, l’autre entre les différentes disciplines scientifiques, qui contredisent la relation de linéarité proposée par Comte vers 1830. Le cercle sujet-objet, dont l’auteur a pu trouver une formulation chez le philosophe danois Höffding, repose sur cette constatation selon laquelle «l’esprit n’est connu qu’au travers de la réalité et la réalité qu’au travers de l’esprit» (in JJD90, p. 76). Quant au cercle des disciplines scientifiques, la façon dont Piaget l’expose révèle la rapidité avec laquelle il est parvenu à se faire une image originale du système des sciences ().

Le cercle des sciences

Le cercle des sciences apparaît sous trois formes dans "Recherche". La première est ironique et est basée sur la constatation que plus on se rapproche des sciences les moins avancées, comme la biologie ou la psychologie, et plus les chercheurs qui s’y consacrent font preuve de réalisme naïf.

La seconde façon concerne non plus le rapport des chercheurs à la réalité qu’ils considèrent, mais, plus fondamentalement, le rapport entre les sciences: «L’ensemble des sciences pouvait en effet être représenté comme un cercle ininterrompu et présentant deux pôles [...] Les mathématiques, en effet, procédaient de la logique, mais d’elles dérivaient la mécanique et par là la physique; de la physique sortait la chimie, de la chimie la biologie et de celle-ci d’une part la sociologie avec les sciences morales, d’autre part la psychologie avec la théorie de la connaissance; de cette dernière, enfin, dérivait la logique, ce qui permettait au cercle de se boucler sans solution de continuité» (in JJD84, p. 406). Inutile de dire que ces lignes révèlent déjà une bonne connaissance générale des différentes disciplines scientifiques, et une solide réflexion sur la nature de chacune d’entre elles et sur leurs rapports.

Enfin, dernier cercle à considérer, celui qui s’applique à la psychologie ou à la sociologie et à leur objet. Le constat qu’elles peuvent faire du rôle des sujets dans la construction des connaissances s’applique à elles-mêmes. Elles ne peuvent donc pas plus que les autres sciences rompre le cercle fondamental de la connaissance et prétendre connaître le fond des choses. La théorie positive ou scientifique sur laquelle la psychologie débouche conclut, comme la philosophique critique, «à l’incapacité pour la raison de rompre» le cercle sujet-objet. En un mot, en dépit de ses méthodes qui lui font tendre vers l’objectivité, la science, pas plus que la métaphysique, n’a la possibilité de s’affranchir des limitations de la connaissance.

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Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.