Fondation Jean Piaget

Le Centre international d’épistémologie génétique


Le centre international d’épistémologie génétique est la manifestation la plus évidente de la façon dont, tout au long de sa vie scientifique, Piaget est parvenu à allier l’originalité de son apport et une profonde sociabilité intellectuelle. C’est dès ses travaux de jeunesse en biologie et en psychologie, et dès "Recherche" (JP18), qu’il a été convaincu du caractère profondément social de la connaissance objective. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ait jamais minimisé la pensée individuelle. Bien au contraire, c’est dans une coordination de celle-ci avec la pensée d’autrui que Piaget situe l’une des conditions de la science, et il refusera toujours de se plier aux effets de mode, si fréquents en psychologie, pour privilégier l’assimilation réciproque de la totalité des thèses en présence relativement à un certain problème, qu’elles soient originales ou non, anciennes ou nouvelles.

Le but du Centre

Créé en 1955 grâce au soutien initial de la Fondation Rockfeller, «le centre s’efforce d’organiser, d’année en année, la collaboration de psychologues et de représentants d’une autre science particulière, pour l’étude de tel ou tel problème épistémologique relatif à cette seconde discipline, en choisissant de préférence les problèmes susceptibles de pouvoir être abordés de manière génétique» (EEG1, pp. 1-2).

Cette création ne s’est pas faite sans difficulté. Après la guerre, seuls les Etats-Unis disposaient alors des moyens financiers capables d’assurer son existence. Or la philosophie des sciences alors dominante dans ce pays était la philosophie analytique. Il fallait donc convaincre les experts scientifiques de la Fondation Rockfeller de la justesse du projet envisagé par Piaget. Réalisé avec le soutien de Mays, cet exercice n’a pas été vain puis qu’il a permis au savant suisse de tisser des liens avec des philosophes de la mouvance analytique, tels que Quine et surtout Apostel.

La mise à l’épreuve de l’épistémologie génétique

Qu’elles portent sur des problèmes tels que la lecture de l’expérience (ou sous une forme plus technique, la fameuse question des rapports entre les jugements analytiques et synthétiques), les rapports entre apprentissage et intelligence, la logique des apprentissages, etc., les premières recherches du Centre sont marquées par cette nécessaire confrontation entre les hypothèses de l’épistémologie génétique et une philosophie analytique alors parfois encore opposée à tout recours à la psychologie scientifique en matière de théorie de la connaissance.

Même si elles ne suffiront pas à renverser le cours dominant de la philosophie des sciences, qui restera imperméable à la suggestion piagétienne d’introduire les enquêtes psychogénétiques au sein de l’épistémologie, ces recherches montreront qu’un accord est possible sur des questions bien délimitées entre des chercheurs de tradition différente. Piaget en sortira renforcé quant à la capacité de l’épistémologie génétique et de ses méthodes de résoudre scientifiquement des problèmes traditionnellement imputés à la philosophie des sciences ou de la connaissance ().

Une fois assure la survie du centre, grâce à la qualité de ses membres et du travail accompli chaque année, Piaget peut reprendre de façon un peu plus conventionnelle les problèmes d’épistémologie des catégories (le nombre, l’espace, etc.) qu’il avait abordés dans ses études de psychologie génétique, mais en les considérant alors prioritairement du point de vue épistémologique, et surtout en les insérant dans la démarche collective de recherche. Cette insertion permet de compléter les anciennes analyses par de nouvelles, plus poussées, qui aboutissent à des résultats originaux, ou qui portent sur des dimensions de la connaissance non précédemment étudiées (comme par exemple la recherche sur la notion de fonction mathématique, dont les résultats sont intéressants tant du point de vue psychologique qu’épistémologique, EEG23).

Le problème de la filiation des structures

En plus de reprendre ou de compléter les anciennes recherches sur la genèse des catégories de la pensée ou de la science, les savants et philosophes du Centre se préoccupent de façon quasi permanente de la question qui est au coeur de la solution vers laquelle convergent toutes les recherches: la construction des structures logico-mathématiques.

En 1957, Apostel, Mandelbrot (le créateur de la théorie des fractales) et Piaget publient "Logique et équilibre" (EEG2), dans lequel un modèle mathématique est proposé qui justifie la vection mise en évidence par la psychologie génétique dans le développement des structures opératoires. Les structures opératoires ou la logique apparaissent comme le point d’achèvement d’un processus statistique de régulation entre les diverses centrations et jugements de la pensée relativement aux différents aspects de l’expérience (par exemple entre deux baguettes égales, mais décalées l’une par rapport à l’autre). Pourtant, aussi intéressant soit-il, un modèle statistique laisse échapper les différentes actions que les sujets entreprennent lorsqu’ils sont confrontés à une expérience qui leur pose problème. Trop centré sur les constats que peuvent faire les enfants, il laisse échapper aussi tout ce qui, de l’intérieur du système cognitif, est susceptible de l’ébranler et de l’orienter vers un meilleur équilibre.

En 1963, Apostel toujours, mais aussi Grize, Papert et, bien sûr Piaget, reprennent la question de la filiation des structures, mais en cherchant à ouvrir la boîte que laissait sagement fermée le point de vue trop exclusivement statistique précédemment adopté. Deux catégories explicatives sont alors évoquées qui mettent le Centre en phase, pour ainsi dire, avec les instituts scientifiques de pointe étudiant les processus de construction cognitive: l’autoorganisation et la régulation cybernétique. De son côté Grize, comparant les structures successives, montre ce qu’il convient logiquement d’ajouter, ou de supprimer, pour passer de la structure de groupement à celle de groupe.

Les mécanismes de construction

A partir du texte sur la filiation des structures (EEG15), l’intérêt de Piaget pour le problème de la construction va s’accélérer. Certes un nouveau programme de recherche sera lancé sur la question des rapports entre l’explication causale et les opérations logico-mathématiques, autrement dit au problème de l’accord des mathématiques avec la réalité que Piaget avait mis au coeur de son épistémologie dès les années vingt. Il s’agit, avec ce programme, de combler une lacune évidente de la construction de l’épistémologie génétique. Mais cela n’empêche pas l’auteur de faire passer peu à peu au premier plan des recherches le problème des mécanismes de construction.

Conforté par l’échec d’une métamathématique qui voulait fonder l’ensemble des sciences rationnelles sur un socle immuable de principes logiques et mathématiques, Piaget est, dans les années soixante, absolument certain de la solidité du constructivisme (l’empirisme est mort, et l’innéisme n’est pas une solution). Mais, en un sens, tout reste à faire. Comment les systèmes cognitifs s’y prennent-ils pour construire de nouveaux cadres d’interprétation du réel, ou des théories mathématiques toujours plus puissantes, faisant des anciennes constructions, aussi abstraites soient-elles, de simples applications ou illustrations des nouvelles?

C’est pour répondre à ce genre de question que Piaget lance un ultime programme d’études portant sur des mécanismes liés les uns aux autres, tels que l’abstraction réfléchissante, la généralisation complétive, etc., ou encore sur des processus dynamiques tels que la recherche des raisons ou la dialectique des significations, qui sont le pendant, sur le plan des implications, des activités causales d’équilibration liées au fonctionnement adaptatif des organismes. Dans l’ensemble des recherches alors consacrées à des processus ou à des mécanismes précédemment considérés comme essentiels, mais non empiriquement étudiés, par l’épistémologie génétique de Piaget, seuls font défaut des travaux directement consacrés aux régulations.

Remarque finale

Si l’on considère les travaux de la dernière décennie lors de laquelle Piaget a dirigé le centre d’épistémologie, on remarque une différence notable par rapport à ceux des années cinquante et soixante: une place moins importante accordée à la détermination commune, avec ses collaborateurs, des recherches à accomplir. La raison en est manifeste. A septante-cinq ans et plus, l’auteur tenait à boucler autant que faire se peut le vaste programme de recherche engagé dès les années vingt. La question de la genèse et de "l’explication" des normes rationnelles ayant été dans les grandes lignes réglée, il restait à résoudre le problème des mécanismes de construction, et l’on comprend dès lors qu’il ait un peu bousculé ses collaborateurs.

Film : Apostel 1976

Léo Apostel parle de ses débuts au CIEG, en 1955-1956…

Haut de page







[…] pourquoi notre intuition (par opposition au raisonnement) ne peut-elle pas imaginer d’autres figures et les « voir » selon quatre ou n dimensions? C’est ici qu’intervient sans doute une influence de nos organes, liée à l’hérédité spéciale de l’espèce humaine ou des Vertébrés supérieurs.