Fondation Jean Piaget

Cybernétique et systèmes: introduction

Introduction
Darwinisme et cybernétique
Cybernétique et holisme


Introduction

Pendant longtemps Piaget, tout en continuant ses recherches sur les limnées, ne publiera pratiquement plus rien en biologie, à l’exception du chapitre qu’il lui consacre dans son "Introduction à l’épistémologie génétique", dans lequel les notions et les conceptions qu’il utilise n’ont que peu varié par rapport à celles adoptées ou élaborées en 1929.

Mais lorsqu’il reviendra sur cette question au début des annes soixante, c’est avec une vigueur nouvelle qui est due probablement pour une large part au fait que les solutions darwiniennes un peu trop simplistes qui avaient cours au début du vingtième siècle sont complétées par des conceptions bien plus proches dans l’esprit de Piaget de celles que, de son côté, il cherchait à proposer dans ses anciens travaux.

Par la lecture "linguistique" que la nouvelle biologie entreprend du matériel héréditaire, ainsi que par le recours massif aux notions cybernétiques, la biologie contemporaine prend incontestablement une tournure "cognitiviste" qui ravit Piaget, puisque c’est bien dans cette direction, quoiqu’avec une grille notionnelle plus pauvre, qu’il avait tenté de rendre compte d’un mécanisme de construction des espèces qui laisse moins de place au caractère aveugle du couple "mutation-hasard", auquel le darwinisme s’est longtemps identifié.

Sans pouvoir naturellement assimiler de manière parfaite le langage et les concepts nombreux et de plus en plus techniques et sophistiqués de la nouvelle biologie, Piaget se met à l’école de celle-ci et, probablement avec l’appui de ses collègues du Centre international d’épistémologie, dont Papert et Cellérier, s’approprie à son tour un certain nombre de concepts cybernétiques que des biologistes tels que Waddington introduisent dans leurs explications de l’évolution biologique.

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Darwinisme et cybernétique

Un des points essentiels qui a permis à Piaget de considérer avec plus de sympathie intellectuelle l’explication darwinienne de l’évolution des espèces tient à l’abandon du point de vue très atomistique avec lequel les biologistes darwiniens du début du siècle considéraient l’hérédité biologique.

Darwin lui-même s’était montré plutôt prudent sur le mécanisme précis par lequel le double processus de la variation aléatoire et de la sélection explique l’origine de nouvelles espèces à partir d’espèces plus anciennes, encore qu’il lui arriva de proposer une théorie, la pangenèse, qui anticipe sur l’atomisme biologique du début du siècle. C’est précisément l’apparente confirmation que cette théorie et d’autres similaires trouvèrent dans la redécouverte vers 1900 des lois de Mendel qui permit au darwinisme de l’emporter sur le lamarckisme.

Tout le monde connaît aujourd’hui ces lois. Sous forme très simplifiée elles signifient que si l’on croise deux individus de race pure, leurs descendants directs présenteront des traits hybrides, alors que l’on verra réapparaître des individus de race pure dès la deuxième génération. Ce que semblaient signifier ces lois lors de leur redécouverte, c’est la thèse selon laquelle les caractères héréditaires transmis par les parents à leur progéniture seraient représentés dans le "patrimoine" de l’espèce par quelque chose comme des "atomes biologiques", les "pangènes", comme les appelait le botaniste de Vries, qui développa le darwinisme dans le sens du mutationnisme. La redécouverte des lois de Mendel et la jonction qui fut faite alors avec le darwinisme sont le point de départ de la biologie génétique. Lorsque vers 1910 le biologiste Morgan découvrit, après d’autres auteurs d’ailleurs, que les gènes étaient portés par les chromosomes, le darwinisme recevait une confirmation supplémentaire.

De l’atomisme mendélien à l’approche cybernétique

Si les débuts de la biologie génétique ont pu renforcer le darwinisme grâce à la découverte d’un véritable "matériel héréditaire", il apparut très vite que la thèse "1 gène - 1 caractère" ne tenait pas, et que d’ailleurs certains caractères se différencient non pas qualitativement d’un individu à l’autre, mais quantitativement. Il fallait dès lors repenser la relation entre le patrimoine héréditaire et les caractères des organismes, entre le germen et le soma, ou encore entre le génotype et le phénotype.

Ce n’est qu’avec la découverte de la structure du patrimoine héréditaire (de la "substance nucléique" ou ADN) que le darwinisme parvient à sortir de l’obscurité où l’avait enfermé le mutationnisme. Ce qui est le plus important dans le matériel héréditaire n’est pas la substance chimique, mais le triple fait que sa structure en double hélice lui permet facilement de se répliquer, que l’ADN est porteur d’information et qu’il existe au sein du système génétique des processus de traitement de cette information qui obéissent à des lois cybernétiques, c’est-à-dire que le système est informé des effets qu’il produit. Qui plus est, le système génétique va produire des protéines en respectant un certain nombre de règles qui s’apparentent à celles qui président à un programme d’ordinateur et que l’on peut décrire dans un langage informatique.

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Cybernétique et holisme

Les progrès de la biologie du vingtième siècle (la découverte de nouveaux faits mais aussi le changement de cadre conceptuel) permettent de concevoir le système génétique non plus comme un être dont on ignore presque tout en ce qui concerne son mécanisme interne, mais comme une machine compliquée faite de gènes (de segments d’ADN) réalisant des fonctions multiples qui n’ont plus grand chose à voir avec l’ancienne "génétique des petits pois". Pour donner un seul exemple du fonctionnement du système, citons celui dans lequel, sous certaines conditions, certains gènes régulateurs sont capables de diriger la synthèse de protéines-répresseurs qui empêchent alors d’autres gènes dits de structure de produire les protéines intervenant dans l’auto-conservation d’une cellule vivante (Monod, Le hasard et la nécessité, 1970, pp. 88-89).

A la lumière de la tournure cybernétique qu’a prise la biologie génétique avec l’usage des notions de régulation et de programme, on comprend aisément que Piaget ait réagi très positivement aux travaux de darwiniens convaincus comme Monod.

Cette nouvelle tournure lui apportait en effet comme sur un plateau le moyen de réinterpréter les expériences ou les constatations qu’il avait faites avec les limnées (le possible passage des variations individuelles de formes vers des variations héréditaires). Si le système génétique est informé des effets de certaines de ses productions, pourquoi ne serait-il pas informé des effets que peut entraîner la réaction somatique ou phénotypique des organismes aux changements du milieu dans lequel ils vivent? Bien sûr la majorité des biologistes que lit alors Piaget, Monod en tête, mais aussi Waddington, conserve la thèse de la non-transmissibilité des caractères acquis (sauf par voie indirecte, ce qui est compatible avec cette thèse).

Mais d’autres biologistes vont plus loin en adoptant un point de vue plus holistique encore que celui, cybernétique, choisi par le courant majoritaire (holisme). Ce sont les tenants de cette théorie des systèmes que Bertalanffy a proposée dès les années vingt et dont le représentant qui a le plus marqué Piaget est son ami Paul Weiss.

Le point principal de l’approche de Weiss en ce qui concerne l’explication de l’évolution tient à son refus de privilégier le matériel héréditaire dans cette explication. Pour lui, le système génétique d’un individu est partie de celui-ci. Le germen n’est pas isolé du tout dans lequel il se trouve. La vie forme une totalité composée de systèmes hiérarchisés, et si le sous-système génétique agit sur le développement cellulaire, et par là sur le celui de l’organisme, inversement il y a action globale des systèmes supérieurs sur les systèmes inférieurs.

On retrouve ainsi en Weiss un aspect de la théorie de Spencer, mais modernisé et distancé du mécanicisme de ce dernier. Une telle conception holistique du vivant permettra à Piaget d’éviter de faire l’ultime pas qui l’aurait fait devenir darwinien à part entière, ou du moins de ne pas apparaître comme fort isolé dans son acceptation de la thèse de l’hérédité de l’acquis, alors réinterprétée dans le langage cybernétique qu’il partage pourtant avec les darwiniens.

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La réalité vitale fondamentale n’est […] constituée ni par des structures intemporelles, soustraites à l’histoire ou la dominant comme le seraient des formes équilibrées d’organisation à conditions permanentes, ni par une succession historique d’aléas ou de crises comme le serait une suite de déséquilibres sans rééquilibrations, mais bien par des processus continus d’auto-régulations impliquant à la fois des déséquilibres et un dynamisme constant d’équilibration. […] c’est assez dire qu’à tous les niveaux et qu’il s’agisse de paliers historiques ou de degrés dans la hiérarchie d’une organisation, interviennent simultanément des facteurs exogènes, sources de déséquilibres mais aussi déclencheurs de « réponses », et des facteurs endogènes, sources de ces réponses et agents de l’équilibration.