Fondation Jean Piaget

Les philosophies de la vie

L’influence de Sabatier
L’influence de Bergson


L’influence de Sabatier

C’est en 1911, en relation avec une instruction religieuse voulue par sa mère, que le jeune Piaget semble s’être pour la première fois intéressé à un ouvrage de philosophie. Il s’agissait de "l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire", du théologien français Sabatier. Ce livre est intéressant d’un triple point de vue.

Premièrement il s’agit d’un ouvrage expressément conçu pour permettre aux jeunes gens de la fin du dix-neuvième siècle de concilier les besoins de la foi et les affirmations de sciences historiques, psychologiques et biologiques, qui peuvent paraître contradictoires avec les croyances religieuses. Deuxièmement, comme l’indique son titre, la philosophie religieuse proposée par Sabatier trouve une assise dans l’étude positive, pour ne pas dire scientifique, du sentiment religieux et de l’évolution des religions dans l’histoire de l’humanité. Enfin, cet ouvrage contient une conception du sentiment et des conduites religieuses qui, tout en étant l’expression du milieu familial et social dans lequel vivait le jeune Piaget, ainsi que l’expression d’une pensée laissée la plus libre possible dans son essor, a probablement fourni à l’adolescent un premier bagage notionnel précurseur de l’oeuvre à venir.

Ce qui nous intéresse ici est avant tout le troisième aspect. On notera pourtant, au sujet du second, que la méthode utilisée par Sabatier, l’appui sur la psychologie et l’histoire, n’est pas suffisamment explicitée pour que son jeune lecteur découvre chez cet auteur l’intérêt de réaliser à son tour des études historiques ou psychologiques. Sabatier n’est pas Bergson. Mais dans sa modestie, en recherchant dans les sciences ou les systèmes de philosophie positive, dont celui de Spencer, des arguments pouvant valoriser une foi religieuse basée non plus sur l’autorité, mais sur une pensée libre, il prépare Piaget à trouver à son tour dans ces philosophies des notions ou des thèses utiles à la résolution du problème de la nature de la vie et de la pensée.

Le réel et l’idéal

Sans que cela ne se traduise de façon aussi fulgurante que le fera "l’Evolution créatrice" de Bergson, le livre de Sabatier, en plus d’adopter une orientation de pensée satisfaisante pour un jeune croyant féru d’histoire naturelle, contient des thèses qui orientent la pensée de l’adolescent dans une direction qu’il n’abandonnera plus.

Pour le théologien français, le besoin de transcendance, le sentiment religieux, sont des faits non réductibles aux autres propriétés de la vie humaine, faits dont il convient de partir pour élaborer une philosophie de la religion. Son problème est alors, entre autres choses, celui de l’origine et de la nature du sentiment religieux. Les solutions qu’il propose n’ont pas pu ne pas rejaillir sur la pensée de son jeune lecteur.

Le sentiment religieux naît d’une contrariété interne à un moi qui tend à s’étendre activement et dont les efforts sont contrecarrés par le poids de l’univers «qui retombe sur lui» (in JJD84, p. 218). Le moi prend conscience alors de lui-même, «il se dédouble et se connaît [...] il s’oppose lui-même à lui-même, comme s’il y avait en lui réellement deux êtres: un moi idéal et un moi empirique» (id.). De telles formules, éminemment pédagogiques, ont dû laisser des traces dans un esprit prêt à les accueillir.

La foi religieuse, un élan de vie

Autre temps de la solution de Sabatier, celui dans lequel il soutient que «la foi en la vie», qui sous sa forme la plus réfléchie est religion, «n’est pas autre chose et n’agit pas autrement dans le monde de l’esprit que l’instinct de conservation dans le monde physique» (id., p. 219; anticipant Bergson, Sabatier nomme «élan de vie» cette foi). Né du «conflit» entre «la conscience du moi et l’expérience du monde», le «cercle de ma vie mentale [...] se clôt par un troisième terme où s’harmonisent les deux autres, le sentiment de leur commune dépendance de Dieu» (id., p. 219). L’image du cercle, la tension entre le moi idéal et le moi empirique, on est proche ici de l’intuition centrale sur laquelle reposera l’oeuvre adulte de Piaget.

Enfin, toujours en ce qui concerne Sabatier, il vaut la peine de rapporter une citation tirée de "l’Esquisse" et dont on retrouve peut-être un écho dans l’article de Piaget sur "La psychologie des valeurs religieuses" (qui appartient à la troisième étape de formation de sa philosophie; JP23_3).

Sabatier écrit au sujet de la révélation, c’est-à-dire de la présence de Dieu en l’homme, qu’elle est: «surnaturelle par la cause qui l’engendre dans les âmes et qui, restant toujours invisible et transcendante, ne s’épuise et ne s’emprisonne jamais dans les phénomènes qu’elle produit; naturelle par ses effets, parce que se réalisant dans l’histoire, ils y apparaissent toujours conditionnés par le milieu historique et par les lois communes qui régissent l’esprit humain» (in JJD84, p. 220-221).

Cette distinction se retrouve dans l’article sur "La psychologie des valeurs religieuses", mais sous une forme complètement naturalisée. L’équilibre idéal, en d’autres termes ce avec quoi, en 1916-17, Piaget n’hésitait pas à identifier Dieu, est «immanent, en ce sens qu’il n’est pas préétabli», et «transcendant en ce qu’il domine l’évolution future et ne cédera le pas que devant un équilibre plus compréhensif» (id., p. 838). Si Sabatier a influencé Piaget, en retour la progression de la pensée de celui-ci entraîne une modification pouvant paraître légère des formules du théologien, mais qui suffit pourtant à bouleverser complètement la solution, puisqu’elle substitue l’immanence à la transcendance.

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L’influence de Bergson

Si l’effet qu’a pu faire la philosophie religieuse de Sabatier sur la pensée de Piaget paraît avoir été discret, mais profond, il en va tout autrement avec Bergson. Celui-ci est un conquérant. Son but n’est pas essentiellement de défendre une religion, mais de dire ce qui est; ou s’il est théologique, c’est au sens ancien du terme, proche de celui de métaphysique. Bergson est probablement le dernier des grands métaphysiciens de langue française.

L’effet de Bergson sur Piaget fut certes explosif, mais somme toute assez superficiel en ce qui concerne l’élaboration des thèses les plus générales du savant suisse. Cette efficacité des thèses bergsoniennes tient bien sûr en partie au style littéraire impeccable, ainsi qu’à la clarté d’une pensée qui paraît lumineuse même lorsqu’elle recourt aux images pour transmettre des idées proches d’une mystique religieuse.

Les apports principaux de Bergson

Le livre sur "L’évolution créatrice" (1907) fait suite à deux autres, "l’Essai sur les données immédiates de la conscience" (1889) et "Matière et mémoire" (1896), que le jeune Piaget a certainement lus et qui, indépendamment des thèses métaphysiques qui y sont exposées, contiennent, comme le premier d’ailleurs, des suggestions et des notions psychologiques précieuses (l’opposition entre la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir par exemple, ou une analyse des totalités conscientes proches de celles décrites à la même époque par la "Gestaltpsychologie").

Mais peut-être le jeune Piaget ne se serait-il pas laissé momentanément fasciner par l’oeuvre de Bergson s’il n’avait découvert dans "L’évolution créatrice" un ouvrage lui permettant de se clarifier les idées au sujet de théories biologiques qu’il commençait à rencontrer sur le terrain de ses recherches malacologiques. En plus de ses suggestions psychologiques souvent lumineuses, cet ouvrage conserve en effet un intérêt toujours actuel en raison des critiques épistémologiques adressées aux conceptions biologiques lamarckiennes, darwiniennes ou encore propres au mutationnisme.

Sans nous arrêter à la thèse centrale qui a fait dévier la trajectoire intellectuelle du jeune Piaget, l’identification de la vie avec Dieu, considérons brièvement quelques-unes des idées de l’oeuvre bergsonienne que l’on peut retrouver dans la philosophie de l’adolescent.

Hormis les suggestions relevant de la psychologie, comme l’opposition faite entre l’instinct d’un côté, l’intelligence de l’autre, ou entre les deux formes de la mémoire, il n’y a en définitive que deux idées importantes qui ont marqué l’évolution de la pensée de Piaget. Même si celui-ci aurait pu les découvrir seul, il n’y a pas de doute que l’attention que leur portait Bergson a favorisé cette évolution. La première réside dans la façon dont celui-ci met en parallèle théorie de la vie et théorie de la connaissance. Il n’est pas le premier à le faire, mais la façon dont il s’y prend, l’élégance de ses constatations sur les liens entre l’évolution de la vie et l’évolution des connaissances, ne peut manquer de donner de l’attrait à ce parallélisme.

Le second aspect, qui a marqué autant Brunschvicg que Piaget d’ailleurs, est la force avec laquelle est souligné le caractère créateur de l’évolution. Le constructivisme de Piaget ne sera pas le créationnisme métaphysique de Bergson. Mais celui-ci influencera certainement celui-là, notamment par le biais de l’analyse des états complexes de la conscience, irréductible à une somme des parties composant ces états.

En ce qui concerne le premier point, notons encore le fait que, selon Bergson, théorie de la vie et théorie de la conscience sont étroitement liées l’une à l’autre. D’une part on ne peut constituer la première sans considérer quelle méthode est la plus apte à permettre de découvrir sa nature profonde; et d’autre part on ne peut fournir une théorie un tant soit peu positive de la connaissance sans situer celle-ci dans l’évolution du vivant.

Bien sûr Piaget ne suivra pas Bergson sur le choix de la méthode. Il a trop pratiqué la méthode scientifique, et les thèses les plus métaphysiques du philosophe ont dû lui paraître trop vite fragiles pour qu’il se mette lui aussi à chercher à connaître le vivant par un acte d’intuition illusoire. Mais il acquiescera à sa thèse selon laquelle la biologie, et donc la théorie de la connaissance, est d’abord science des formes plutôt que science des lois.

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[…] c’est donc une question dépourvue de sens de se demander si la logique ou les mathématiques sont en leur essence individuelles ou sociales: le sujet épistémique qui les construit est à la fois un individu, mais décentré par rapport à son moi particulier, et le secteur du groupe social décentré par rapport aux idoles contraignantes de la tribu, parce que ces deux sortes de décentrations manifestent l’une et l’autre les mêmes interactions intellectuelles ou coordinations générales de l’action qui constituent la connaissance.