Fondation Jean Piaget

L’accroissement des connaissances

Présentation
   L’évolution des connaissances
   Les mécanismes de cette évolution
   La vection dans l’évolution des connaissances
   L’orientation ontogénétique et sociogénétique de cette évolution
Citations


Présentation

La problématique de l’accroissement des connaissances est au centre de l’épistémologie génétique de Piaget puisque l’objet de cette dernière est précisément l’étude du passage d’un niveau de connaissance à un autre plus élaboré quel que soit son degré d’achèvement (relatif) et d’élaboration dans la hiérarchie des savoirs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il aborde cette problématique à divers niveaux de l’évolution : phylogenèse, ontogenèse (psychogenèse) et sociogenèse. Les questions fondamentales qu’elle soulève sont les suivantes:

1. En quoi consiste l’évolution des connaissances?
2. Quels sont les mécanismes en jeu dans cette évolution tant au niveau ontogénétique (développement de l’intelligence) qu’au niveau sociogénétique (évolution des sciences)?
3. Cette évolution suit-elle une direction (vection) particulière et si oui quelle est-elle?
4. Enfin, cette vection, exprimant l’orientation en quelque sorte nécessaire de l’évolution des connaissances, est-elle la même aux niveaux ontogénétique et sociogénétique?

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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   L’évolution des connaissances

Le développement des connaissances ne se réduit pas pour Piaget à une simple accumulation additive de faits, puisque tout développement quel qu’il soit implique une organisation progressive. Il consiste en une structuration continuelle et réciproque de l’objet par le sujet et du sujet par l’objet. En effet, les connaissances ne sont jamais issues du sujet seul (position aprioriste ou innéiste) ni de l’objet seul (position empiriste), mais de leur interaction, c’est-à-dire de l’action du sujet sur les choses (assimilation des objets aux schèmes ou structures d’actions du sujet), et des modifications que le milieu lui impose en retour par ses résistances (accommodation des schèmes aux objets). À partir de cette interaction fondamentale où le sujet et l’objet sont relativement peu différenciés, l’évolution des connaissances va s’orienter en deux directions opposées, mais complémentaires, liées à une différenciation croissante du sujet et de l’objet au sein de cette interaction. L’une de ces directions est la conquête de l’objectivité, correspondant à l’élaboration des connaissances physiques ou empiriques, que Piaget qualifie également de «connaissances exogènes». Ces connaissances, issues d'une prise de connaissance de la réalité, ont la caractéristique de demeurer constamment sous la dépendance des actions ou opérations du sujet. L’autre de ces directions est l’évolution de la raison correspondant à la formation de nouveaux instruments de connaissance logiques et déductifs, les connaissances logico-mathématiques, que Piaget qualifie également de «connaissances endogènes». Ces connaissances, issues de la prise de conscience ou conceptualisation par le sujet de ses propres actions sur l’objet, présentent au contraire la caractéristique de se dissocier progressivement des contenus physiques ou empiriques qu’elles permettent de structurer.

Piaget insiste sur la solidarité de ces deux types de connaissances puisque l’on ne peut connaître les objets qu’à partir des actions que nous exerçons sur eux et que, réciproquement, nous ne pouvons initialement prendre conscience de nos actions qu’à partir de leurs résultats sur les objets. Ces deux directions de la connaissance correspondent à un double mouvement d’intériorisation ou de conceptualisation et d’extériorisation ou d’objectivation qui traduit le caractère dialectique de l'évolution solidaire des contenus et des formes (ou instruments) de la connaissance.

Le mouvement d’extériorisation, c’est la conquête de l’objet qui est inépuisable puisque l’objet est constamment modifié par les actions du sujet qui interviennent nécessairement dans l’appréhension et l’interprétation du réel. Le mouvement d’intériorisation, ce sont les progrès au niveau de la conceptualisation et de la déduction qui permettent d’affranchir le sujet des déformations résultant d’un contact trop immédiat avec l’objet. La complémentarité de ces deux mouvements signifie que la connaissance de l’objet est toujours plus riche que ce que le sujet tire du milieu puisque celui-ci y ajoute des éléments de structuration qui ne sont pas fournis, tels quels, par les objets ou événements extérieurs, mais par l’organisation immanente à l’activité même du sujet. En somme, le sujet ne se contente jamais de découvrir le réel, il le reconstruit à partir de sa propre activité. La connaissance de l’objet est donc d’autant plus riche que le sujet est actif et que cette activité est structurée et par conséquent décentrée.

Par ailleurs, puisque l’évolution des connaissances n’est pas simplement cumulative, mais constructive, le progrès des connaissances, aussi bien logico-mathématiques que physiques ou empiriques, comporte lui-même un double aspect en «compréhension» et en «extension». En ce qui a trait à la connaissance de l’objet, cela signifie que la conquête de nouveaux faits (progrès en extension) ne consiste pas uniquement à ajouter de nouvelles connaissances à des connaissances anciennes ou à substituer les premières aux dernières. Elle implique une intégration de l’ancien dans le nouveau, modifiant à des degrés divers ce qui avait été antérieurement acquis. En ce qui a trait aux instruments déductifs du sujet, donc aux progrès au niveau de la conceptualisation (progrès en compréhension), il en va de même puisque toute nouvelle structure de connaissance s’élabore par abstraction à partir des structures antérieures qu’elle intègre tout en les modifiant. Ainsi, la progression des connaissances, tant logico-mathématiques que physiques ou empiriques, obéit elle-même à une dialectique interne: celle de la progression ou addition en extension et celle de la réflexion ou remaniement rétroactif en compréhension.

On peut schématiser ainsi les processus dialectiques, propres à l’évolution des connaissances telle que Piaget la conçoit:

Indifférenciation initiale du sujet et de l'objet

©Marie-Françoise Legendre

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   Les mécanismes de cette évolution

Les principaux mécanismes en jeu dans la formation des connaissances sont les suivants : la différenciation, la coordination et l’intégration hiérarchique, eux-mêmes liés au processus général de l’équilibration majorante.

La différenciation du sujet par rapport à l’objet est liée à une décentration croissante de l’action qui assure à la fois la conquête de l’objectivité et la formation de nouveaux instruments de connaissances. Ce processus de différenciation n'intervient pas seulement entre le sujet et l'objet, mais au sein même des activités du sujet, entre les diverses actions initialement confondues qu’il exerce sur l’objet, et au sein même de l’objet, entre les propriétés ou aspects de l’objet initialement confondus.

La coordination sujet-objet consiste à relier les activités du sujet, qui sont de plus en plus décentrées, avec les objets sur lesquels porte cette activité. Elle intervient également au sein même du sujet, entre les aspects généraux et spécialisés des actions qu’il exerce sur l’objet et au sein même de l’objet, entre les parties ou éléments antérieurement dissociés mais faisant partie d’une même totalité.

L’intégration sujet-objet consiste en une totalité qui les englobe et qui est plus riche qu’une simple addition d’éléments (en l’occurrence sujet-objet) puisqu’elle intègre également leurs interactions. Au sein même du sujet, la structure d’ensemble des actions permet d’intégrer en une totalité relationnelle aussi bien les actions différenciées que les actions coordonnées. On assiste ainsi, au cours du développement, à une intégration des structures des niveaux antérieurs dans les structures de niveau supérieur. Au sein même de l’objet, il s'effectue aussi une intégration, en une totalité générique, des parties de l’objet qui ont été antérieurement différenciées puis coordonnées.

Ces divers processus sont l'expression d'un parallélisme constant entre les constructions relatives au sujet d'une part, et les constructions relatives à l'objet d'autre part. C'est parce que les actions peuvent se différencier entre elles qu'elles permettent d'effectuer des différenciations au sein même de l'objet. De même, c'est parce que les actions ont le pouvoir de se coordonner entre elles qu'elles permettent de relier entre eux des aspects de l'objet préalablement différenciés. Mais réciproquement, ces processus de différenciation, de coordinations et d’intégration hiérarchique des actions ne pourraient s’effectuer s’il n’y avait pas une accommodation nécessaire aux caractéristiques des objets, complémentaires à tout effort d’assimilation. Bref, la logique des actions est toujours sous-jacente à notre compréhension du réel. Mais cette logique n’est pas entièrement constituée a priori et se développe dans la mesure précisément où il y un constant effort d’assimilation du réel aux actions, engendrant en retour une accommodation des actions au réel en fonction des résistances qu’il oppose à l’activité assimilatrice du sujet.

©Marie-Françoise Legendre

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   La vection dans l’évolution des connaissances

L’explication piagétienne de l’évolution des connaissances, tant au niveau sociogénétique que psychogénétique, s’appuie sur un constructivisme dialectique, qui n’est pas sans rappeler la dialectique entre rationalisme et réalisme chez Bachelard puisqu’elle met en relation la construction du sujet et celle de l’objet et l’alternance continue entre l’action assimilatrice et l’expérience accommodatrice. Par ailleurs, elle fait bel et bien ressortir l’idée d’une vection, autrement dit d'une orientation dans le développement des connaissances tant physiques que logico-mathématiques. En effet, Piaget attribue le progrès des connaissances à un processus d’équilibration majorante, c’est-à-dire à une succession de déséquilibres et de rééquilibrations, liée à l’interaction continuelle du sujet et de l’objet. C’est ce processus qui assure à la fois l’élaboration de structures de pensée de mieux en mieux adaptées à la réalité à connaître et une connaissance de plus en plus objective, parce que décentrée.

Le progrès des connaissances physiques demeure toujours solidaire de l’élaboration de nouvelles structures de connaissances logico-mathématiques, alors que ces dernières finissent par s’abstraire des objets sur lesquels elles portent initialement pour s’engager sans cesse plus avant dans la direction du possible. La vection ou direction immanente à l’évolution des connaissances est donc la suivante. D’une part, il y a subordination croissante des connaissances physiques aux structures logico-mathématiques du sujet, qui aboutit à la subordination du réel physique au possible déductif par le biais d’une décentration croissante de l’action et de la pensée; d’autre part, il y a indépendance de plus en plus grande des opérations de la pensée par rapport aux objets qui leur servent initialement de substrat ce qui aboutit à la constitution d’une logique et d’une mathématique «pures».

©Marie-Françoise Legendre

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   L’orientation ontogénétique et sociogénétique de cette évolution

Tant au niveau de la sociogenèse qu’à celui de la psychogenèse, le progrès des connaissances va donc se manifester par une distanciation croissante du sujet par rapport à l’objet, liée à une intervention accrue du sujet dans la connaissance de l’objet. L’évolution des connaissances s'accompagne donc d’une modification considérable des relations entre le sujet et l’objet, dans le sens d’une relativisation réciproque. On retrouve là la solidarité des processus d’intériorisation et d’extériorisation. Ces processus assurent une objectivité et une adéquation d’autant plus grandes des structures logico-mathématiques de la pensée du sujet aux objets de la connaissance que la déduction, devenue axiomatique, tourne en quelque sorte le dos au réel et à l’expérience et dépasse l’horizon du sujet en s'éloignant de ses actions directes sur l’objet.

Pour Piaget, l’évolution de la connaissance scientifique consistera donc, à l’image de l'ontogenèse (ou psychogenèse) des connaissances, en une décentration croissante par rapport à l’activité et au point de vue propres (égocentrisme) ainsi que par rapport aux apparences ou aux aspects les plus immédiats de l’objet ou de la réalité (phénoménisme). Si la connaissance scientifique dépasse certes largement le niveau de connaissance atteint au terme de l’évolution ontogénétique, elle ne fait que prolonger la conquête progressive de l’objectivité qui consiste à entrer de plus en plus profondément dans le réel, au-delà même des limites du pouvoir de nos actions directes sur l’objet. C’est ce qui nous permet d’accéder à des échelles de phénomènes d’autant plus difficiles à atteindre qu’étant éloignées de la nôtre, elles nécessitent une plus grande décentration. De même que Piaget met l’accent, au niveau ontogénétique, sur le rôle fondamental de l’action dans la connaissance, il tente également de montrer, au niveau sociogénétique, à travers l’étroite solidarité de l’expérience et de la raison, de l’action et de l’échelle des phénomènes appréhendés, comment la conquête du réel dépend de la raison et la modifie en retour. Puisqu’il n’y a pas de connaissances de l’objet qui soit complètement indépendante de notre action sur lui, plus la réalité s’éloigne de l’échelle de sa propre activité, plus le sujet devra avoir recours à des instruments déductifs permettant de reconstruire, de façon interne et déductive, cette réalité.

©Marie-Françoise Legendre

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Citations

Origine et formation des connaissances
Les connaissances ne partent, en effet, ni du sujet (connaissance somatique ou introspection) ni de l'objet (car la perception elle-même comporte une part considérable d'organisation), mais des interactions entre sujet et objets et d'interactions initialement provoquées par les activités spontanées de l'organisme autant que par des stimuli externes. À partir de ces interactions primitives où les facteurs internes et externes collaborent de façon indissociable (et sont subjectivement confondus), les connaissances s'orientent en deux directions complémentaires de façon indissociable, tout en s'appuyant constamment sur les actions et sur les schèmes d'action en dehors desquels elles n'ont aucune prise ni sur le réel ni sur l'analyse intérieure. B.C., p. 51
La première de ces directions, de beaucoup la plus précoce (...) est celle de la conquête des objets ou données environnantes, ce qui conduira finalement à l'objectivité dans la compréhension du réel. (...). B.C., p. 51
La seconde de ces directions, sans doute spéciale à l'intelligence humaine, est une prise de conscience des conditions internes de ces coordinations, ce qui conduit par «réflexion» aux constructions logico-mathématiques qui, chez l'enfant de l'homme, précèdent même, sous leur forme élémentaire, les connaissances physiques quelque peu systématisées. B.C., p. 52

Accroissement des connaissances
L'accroissement des connaissances n'a, effectivement, rien d'une simple accumulation de faits. Non seulement des faits entassés sans ordre ne constituent pas une science, et c'est donc l'histoire des interprétations qui caractérise une science, mais encore, un seul fait isolé suppose déjà une élaboration, ce qui renforce l'affirmation précédente. D'autre part, l'idée que le développement des sciences consiste en une simple déduction linéaire et que chaque siècle ajoute sans plus aux précédentes quelques conséquences logiques nouvelles (...) se heurterait, même en mathématiques pures, au plus cinglant des démentis. I.E.G. Vol. III, pp. 296-297
L'accroissement des connaissances consiste donc en une structuration progressive, avec ou sans orientation vers des formes d'équilibre stables. I.E.G. Vol. III, p.297

Indissociabilité du sujet et des objets dans le développement des connaissances
(...) dès le plan de l'action, le rapport du sujet et des objets est indissociable. Toute action suppose un schématisme et une coordination avec les autres actions, par où se marque l'activité du sujet (...) l'objet n'est donc jamais connu en lui-même, mais toujours assimilé à des schèmes qui conditionnent sa connaissance. Mais inversement, ni ce schématisme ni ces coordinations ne sont jamais complètement indépendantes de l'objet. (...). L'assimilation et l'accommodation n'interviennent donc pas l'une sans l'autre, tel est le fait capital, et il est par conséquent impossible de tracer une frontière permanente, au sein de la totalité constituée par les actions d'un sujet, entre ce qui relève de son activité propre et ce qui ressortit aux objets extérieurs.
Mais s'il n'existe pas de telles frontières immuables, une délimitation s'introduit peu à peu grâce précisément à la double construction de l'univers des objets et de l'univers intérieur. (...)
D'une part, il y a élaboration d'un univers objectif. (...) En d'autres termes, il y a objectivation du réel dans la mesure où les choses ne sont pas simplement assimilées à telle ou telle action particulière, mais à la coordination entière des actions. Cette coordination constitue donc, dès le plan de l'action, un instrument de décentration comparable à ce qu'est la déduction sur le plan de la pensée: (...) L'objet est donc toujours connu à travers le sujet, qu'il s'agisse de l'action ou de la pensée égocentrique des débuts ou de la coordination des actions et de la déduction opératoire décentrée au fur et à mesure de l'organisation des schèmes pratiques et intellectuels. I.E.G., Vol. III., p 284-285
Mais d'autre part, il y a construction d'un univers interne, c'est-à-dire de la connaissance que le sujet prend de lui-même. Or, (...), le sujet se découvre ou plus précisément se construit lui-même à travers la connaissance qu'il a des objets, comme il élabore les objets par l'intermédiaire de son activité pratique ou opératoire. I.E.G., Vol. III., p 285.

Processus ou mouvements d'intériorisation et d'extériorisation
L'analyse génétique nous conduira donc à vérifier une troisième hypothèse, qu'admet à son tour l'histoire de la pensée scientifique: les réalités expérimentales et les coordinations logico-mathématiques s'élaborent en fonction les unes des autres selon un double mouvement d'extériorisation et d'intériorisation se conformant au même processus d'ensemble. Or, ce processus n'est autre que la décentration graduelle (...) I.E.G. II, p. 18
(...) plus le sujet est actif dans le sens de la décentration coordinatrice et plus s'ensuivra un double mouvement corrélatif: mouvement d'intériorisation chez le sujet qui, en multipliant ses compositions opératoires, les subordonne toujours davantage aux coordinations générales de son action, et qui élabore ces coordinations en systèmes d'autant plus généraux qu'ils s'approfondissent davantage par analyse réflexive (c'est-à-dire par remaniement des principes); mouvement d'extériorisation, d'autre part, dans l'objet qui, au fur et à mesure de la décentration opératoire, est davantage construit ou «déduit», et s'éloigne d'autant plus des objets immédiats ou proches conçu, durant les stades antérieurs, comme indépendants de l'observateur (mais reconnus après coup comme relatifs). I.E.G. II., pp.99-100

Dialectique dans l'accroissement des connaissances
La situation telle que le sujet d'un mode de connaissance soit modifié par l'objet qu'il étudie, tout en le modifiant en retour constitue le prototype d'une interaction dialectique. E.S.H., pp. 58-60
(...) même si les objets ou leurs lois, en tant qu'existant indépendamment de nous, peuvent rester permanents au cours du devenir (...) l'objet connu et le sujet sont entraînés, en raison même des actions toujours plus complexe exercées sur le réel et des coordinations générales qu'elles supposent, en un double mouvement corrélatif d'objectivation et d'intériorisation. Le mouvement d'objectivation va de soi puisque, c'est la conquête de l'objet qui reste le moteur essentiel de la recherche; or, l'objet est inépuisable en fait et constamment modifié par les actions tendant à le rejoindre, qui, en se rapprochant de lui, l'enrichissent de nouvelles relations au lieu de le voiler. Quant au processus d'intériorisation, il est plus complexe encore, parce que le sujet (...) est un centre d'actions et de coordinations. Psychologiquement, il s'étudie en son comportement, et l'on constate alors que son développement se traduit sous la forme d'une suite d'intériorisation des conduites: passage du langage extérieur à un langage intérieur, des actions matérielles aux opérations intériorisées, etc. Mais on constate aussi que le mécanisme interne des coordinations, donc les coordinations générales entre actions, donne lieu de la part du sujet à une série d'abstractions formatrices d'opérations logiques (ordres et emboîtements) et par conséquent mathématiques. Or ces abstractions qui n'ont lieu initialement qu'à propos des actions concrètes, s'affinent et se généralisent en une direction qui s'éloigne de l'expérience et aboutit à la logique et aux mathématiques dites «pures», parce que leurs connexions sont interrompues avec tout objet particulier d'application. C'est en ce double sens, d'ailleurs complémentaire, de l'intériorisation des conduites et de l'abstraction croissante que nous pouvons parler d'un processus d'intériorisation symétrique de celui d'objectivation. L.C.S., p. 1262-1263.
(...) chacun de ces deux processus, dont la symétrie est pour ainsi dire latérale, se caractérise par deux mouvements dont la symétrie pourrait alors être dite longitudinale, de progression constructive d'une part, et de réflexion rétroactive, d'autre part. À considérer d'abord le processus d'objectivation propre aux sciences physiques et biologiques, il est banal de constater (...) un double progrès: l'un en extension, qui correspond à la conquête de nouveaux faits et parfois de nouveaux champs d'expérience, mais l'autre réflexif correspondant à une refonte des principes et à un remaniement général à effets rétroactifs (réorganisation de l'acquis), aussi bien que proactifs. (...) Mais le double mouvement de construction progressive et de reconstruction réflexive est tout aussi net en mathématiques et en logique: chaque conquête nouvelle, comme la théorie des ensembles, la topologie, l'algèbre général, etc., conduit à des remaniements et à des refontes complètes, et non pas seulement à des additions linéaires (...). L.C.S., p. 1263.

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[…] c’est donc une question dépourvue de sens de se demander si la logique ou les mathématiques sont en leur essence individuelles ou sociales: le sujet épistémique qui les construit est à la fois un individu, mais décentré par rapport à son moi particulier, et le secteur du groupe social décentré par rapport aux idoles contraignantes de la tribu, parce que ces deux sortes de décentrations manifestent l’une et l’autre les mêmes interactions intellectuelles ou coordinations générales de l’action qui constituent la connaissance.