Fondation Jean Piaget

L'épistémologie de Henri Bergson

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Présentation

L'épistémologie bergsonienne n'a pas été sans marquer profondément la pensée épistémologique de Piaget. C'est en effet à travers l'évolution créatrice d'Henri Bergson que Piaget découvre la philosophie. L'opposition bergsonienne du vital et du mathématique répond alors à une problématique qui demeurera centrale dans l'oeuvre de Piaget, celle des relations entre la vie et la connaissance. Mais la lecture de Bergson est aussi le point de départ de ce que Piaget qualifie lui-même, dans «Sagesse et Illusion de la philosophie», de «déconversion». Sa formation de biologiste lui donne en effet une exigence de rigueur à laquelle ne répond pas la philosophie et qui le pousse à chercher dans la vérification expérimentale, en particulier la psychologie du développement, la validation empirique de ses hypothèses.

La critique que Piaget adresse à Bergson est presque une autocritique de la philosophie qu'il avait faite sienne au début de ses réflexions sur la connaissance. Mais à travers Bergson, ce que Piaget critique surtout, ce sont les prétentions qu'a la philosophie de constituer un mode de connaissance parascientifique ou suprascientifique, différent de la connaissance scientifique, et d'imposer à la science des limites définitives (voir épistémologies parascientifiques). Rendant la réflexion philosophique tributaire de l'évolution de la science, Piaget lui conteste toute valeur de vérité. Pour lui, il n'y a pas de vérités philosophiques. La vérité est une et elle est de nature scientifique. Vouloir imposer des limites à la science c'est oublier qu'elle est en constante évolution et fonder une critique de la science et de la raison sur l'état actuel de certaines sciences.

L'épistémologie bergsonienne vise à montrer, à travers une critique de la biologie et surtout de la psychologie, les limites de la science et celle de la raison et par conséquent la nécessité d'avoir recours à un autre mode de connaissance. S'appuyant sur l'opposition du statique et du dynamique, de la matière et de la vie, Bergson établit une rupture entre intelligence et intuition, connaissance rationnelle et connaissance «supra-intellectuelle». Il tente de justifier le dépassement de la première par la seconde en montrant l'inadéquation congénitale de l'intelligence et de la science à atteindre le pouvoir de création ou de construction continue, inhérent aux processus vitaux et mentaux. Il attribue à la science tout entière le postulat selon lequel «tout est donné» et il lui assigne pour objet principal, le «solide inorganisé». L'intelligence et par conséquent la science ne parviendraient pas à saisir les transformations, elles ne pourraient «penser l'instable que par l'intermédiaire du stable, le mouvant par l'immobile». Par opposition à ce mode de connaissance limité à l'appréhension des phénomènes discontinus, le propre de la connaissance intuitive serait au contraire cette capacité de saisir la durée immanente aux réalités psychique et vitales.

Piaget reconnaît chez Bergson deux idées fondamentales qu'il partage à savoir que l'intelligence est liée à l'action et que la connaissance est une construction continue. Mais là où Bergson établit une opposition entre l'intelligence et l'intuition, les états et les transformations, Piaget voit au contraire une continuité, sous la forme d'une subordination progressive de la seconde à la première. Le mot «intuition» n'a donc pas la même signification chez Bergson et chez Piaget. Pour ce dernier, l'intuition est liée à un mode de pensée préopératoire, c'est-à-dire à une pensée imagée reproduisant sans plus les rapports perceptifs sans parvenir à les relier par des transformations. Limitée à la représentation des états successifs, elle présente des limitations analogues à celles que Bergson attribue à l'intelligence et à la science. Ce n'est donc pas l'intuition mais au contraire l'intelligence qui permet, selon Piaget, de saisir les transformations. C'est grâce aux opérations de l'intelligence, c'est-à-dire aux actions intériorisées et réversibles qui corrigent les intuitions globales et inarticulées du début, que la pensée s'affranchit des limitations propres à la représentation imagée.

Aussi, Piaget est-il prêt à reprendre à son compte la critique bergsonienne pour autant qu'elle ne vise pas globalement l'intelligence et la science, mais l'un de ses aspects, l'aspect figuratif (voir aspects figuratifs et opératifs de la connaissance), lequel se subordonne progressivement aux aspects opératifs de l'intelligence. Ce sont ces derniers aspects qui présentent justement l'ensemble des caractères dont Bergson voulait attribuer le privilège à une connaissance intuitive ou supra-intellectuelle.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Épistémologie bergsonienne
L'idée centrale de l'épistémologie bergsonienne est que la science est de moins en moins objective, de plus en plus symbolique, à mesure qu'elle va du physique au psychique en passant par le vital. Alors, comme il faut bien percevoir une chose en quelque façon pour arriver à la symboliser, il y aurait une intuition du psychique, et plus généralement du vital, que l'intelligence transposerait et traduirait sans doute, mais qui n'en dépasserait pas moins l'intelligence. Il y aurait, en d'autres termes, une intuition «supra-intellectuelle» ou encore «ultra-intellectuelle». L.C.S., p.28

Rôle de l’action dans l’épistémologie bergsonienne
Il est vrai que, si de nombreux auteurs négligent l’action au profit de la perception et de la pensée formalisée, ce n’est pas un reproche que l’on pourrait adresser à Bergson, puisque toute son épistémologie est fondée sur l’action : action sur les solides pour ce qui est des notions logico-mathématiques, et action vécue pour ce qui est de la durée mentale et biologique. Seulement, la série des antithèses trop poussées inspirées par sa métaphysique (entre la matière et la vie, l’instinct et l’intelligence, etc.) l’ont empêché de voir que toute action comporte une logique, en fonction non pas des objets auxquels elle s’applique, mais de la coordination même des actes : le schématisme des actions, qui est à la source de toute pensée, s’oppose ainsi à toute distinction radicale entre l’intuitif et l’opératoire, et notamment entre le temps vécu et le temps construit par l’intermédiaire de nos actions sur la matière. Bergson a fort bien vu le rôle de l’Homo faber dans la formation de la raison, mais il a restreint la portée de celle-ci comme de celui-là, faute d’avoir cherché leur origine commune dans l’intelligence sensori-motrice elle-même, qui assure la continuité entre l’assimilation intellectuelle et les réflexes vitaux les plus fondamentaux. IEG.II., p. 20-21

Critique de l'épistémologie bergsonienne
«L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu» et «elle ne se représente clairement que l'immobilité»
Telle est la substance d'une épistémologie qui a cherché à opposer à la biologie scientifique, le vitalisme de Driesch et qui a surtout voulu opposer à la psychologie scientifique de son temps une simple réflexion philosophique et non pas de nouveaux travaux expérimentaux qui eussent corrigé par des faits l'associationnisme simpliste encore en vogue alors et d'ailleurs déjà bien dépassé lors des premières éditions de l'Évolution créatrice. Et pourtant, Bergson s'attache à défendre deux notions fondamentales qu'il partage sans le dire avec un grand nombre de penseurs de ce siècle: que l'intelligence est liée à l'action et que la connaissance authentique est une construction continue, créative de structures nouvelles. L.C.S., p. 30
Or, si nous confrontons l'ensemble de ces thèses avec ce que nous a appris, depuis, la psychologie génétique de l'intelligence elle-même, nous pouvons soutenir que la critique bergsonienne subsiste intégralement et présente un intérêt décisif tant par sa cohérence que par sa lucidité aiguë, mais qu'elle ne s'adresse point au noyau formateur de l'intelligence et qu'elle ne vise essentiellement que l'autre aspect de la connaissance intellectuelle, aspect inséparable du premier mais profondément distinct en ses destinées génétiques et que nous appellerons la «représentation imagée». L.C.S, p. 30
En un mot, les antithèses bergsoniennes ne décrivent qu'une dualité d'aspects au sein des fonctions cognitives, et ne constituent en rien une critique de l'intelligence comme telle ni même de la science. L.C.S., p. 33.

Conception bergsonienne de l'intelligence
(...) Bergson raisonne comme si l'intelligence se réduisait à la représentation imagée, car l'image mentale est effectivement statique de nature, inapte à saisir le continu, etc. En fait, Bergson oublie totalement l'existence d'opérations, qui portent par essence sur les transformations et non sur les états seuls, qui consistent en actes et non pas en images, et qui atteignent comme tels le mouvement et la construction productive, créatrice de structures dynamiques. S.I.P., p. 136.

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[…] si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet […] c’est-à-dire l’être vivant, n’est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d’un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d’un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes.