Fondation Jean Piaget

Intelligence: Préambule

Le point de vue fonctionnel
Le point de vue génétique
Le point de vue structural


Introduction

Dans ses travaux de psychologie, Piaget a repris le découpage classique de l’objet psychologique, basé sur la distinction entre les fonctions mobilisatrices du comportement (le besoin, la volonté, etc.), les fonctions évaluatrices ou régulatrices (le sentiment, l’affectivité, etc.) et les fonctions intellectuelles (la perception, la mémoire, l’intelligence, etc.).

Son effort principal de recherche a porté sur la troisième famille de fonctions, et tout spécialement sur l’intelligence, dans la mesure où l’objet principal de son interrogation scientifique était l’origine des formes de connaissance Causerie 1 (Causerie I.1: Intelligence: Définition).

Il est possible de considérer de trois points de vue les travaux de Piaget sur l’intelligence: fonctionnel, génétique et structural :

    – Le point de vue fonctionnel concerne l’intelligence en tant que processus particulier d’adaptation d’un animal ou d’un être humain à des réalités qui posent problème, ou de transformation adaptée de ces réalités.
    – Le point de vue génétique met en évidence les étapes franchies par un système psychologique pour acquérir les compétences utiles ou nécessaires à cette adaptation.
    – Enfin le point de vue structural met à jour la structure ou les lois de structure des organisations d’action et de connaissance caractéristiques de chacune des étapes.

Un des résultats les plus saisissants de la psychologie génétique est de montrer que, s’il existe une continuité des mécanismes fonctionnels de base à travers tout le développement cognitif, celui-ci se déroule en deux temps, marqués chacun par des stades similaires de passage à des niveaux de compétences opératoires et de connaissances de plus en plus élevés: (1) le temps de la construction, par le bébé, de l’intelligence sensori-motrice; suivi (2) du temps de la construction, par l’enfant puis l’adolescent, de l’intelligence (ou de la pensée) représentative.

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Le point de vue fonctionnel

La fonction première de l’intelligence est d’atteindre efficacement un but pour lequel il n’existe pas de solutions données d’avance. Sous une forme plus développée et plus spéciale, l’intelligence a aussi pour fin de comprendre ou d’expliquer un phénomène ou une réalité quelconque, et elle se donne les moyens d’y parvenir.

Comme Bergson l’avait remarqué, la vie a découvert deux grandes voies permettant aux organismes d’atteindre des buts utiles à eux-mêmes ou à l’espèce à laquelle ils appartiennent: l’instinct et l’intelligence.

L’étude de la genèse de l’intelligence chez l’enfant a permis à Piaget de mieux connaître les processus caractéristiques de la seconde voie.

Toute adaptation comportementale fait intervenir des sortes d’organes biologiques et mentaux que Piaget appelle des schèmes, en reprenant une notion qui, dans l’usage qu’il en fait, remonte à Kant, puis à plusieurs auteurs de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, dont Bergson et Janet.

Brièvement dit, un schème ou une organisation de schèmes est ce qui permet à un sujet d’agir de façon appropriée sur une réalité, de lui donner une signification, de la comprendre, ou encore de la créer.

Deux processus de base se produisent lorsqu’un schème est mis contribution: l’assimilation et l’accommodation.

Si, dans l’ordre de l’instinct, le bagage de schèmes qui permettent aux organismes de s’adapter à leur milieu ou de le transformer est relativement fixe, dans l’ordre de l’intelligence en revanche, la mise en oeuvre des processus d’assimilation et d’accommodation entraîne la construction, par différenciation ou par coordination, de schèmes nouveaux, correspondant à différents niveaux de hiérarchie des conduites.

Ces schèmes permettent au sujet de connaître ou reconnaître de nouvelles réalités, d’agir sur elles de façon appropriée ou encore de les construire, et en définitive de les expliquer ou d’en comprendre les raisons.

Des schèmes de complexité croissante

Le fonctionnement de l’intelligence est toujours sous-tendu par une organisation plus ou moins complexe de schèmes variés et de différents niveaux de complexité: schèmes de perception, d’action, d’anticipation, de représentation, de contrôle, etc., spécialisés dans le traitement, par exemple, de l’espace, du temps, des relations interindividuelles, de tel ou tel trait plus particulier d’une réalité qui fait problème...

Il se caractérise toujours aussi par des mises en relation nouvelles relatives à la réalité traitée, mises en relation assurées par des différenciations et des coordinations proprement créatrices des schèmes appartenant à cette organisation.

Comme le montrent les résultats de l’enquête psychogénétique sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice, la forme la plus élémentaire d’intelligence (l’art de résoudre efficacement, et en l’absence de pensée représentative, des problèmes pour lesquels il n’existe pas de solutions disponibles) met en oeuvre des formes particulières de coordinations de schèmes sensori-moteurs.

De la même façon, les résultats des enquêtes sur la genèse de la pensée montrent que l’intelligence en son aboutissement, à savoir l’intelligence comme compréhension des réalités matérielles ou mentales, repose sur une coordination particulière, liée à la construction des structures opératoires.

Si, en un sens, le fonctionnement de l’intelligence entraîne la construction de schèmes de plus en plus efficaces et organisés, donc une genèse de schèmes dotés de structures de plus en plus puissantes, inversement, cette genèse et les structures des organisations qui en résultent, se traduisent par un fonctionnement toujours plus efficace d’une intelligence de plus en plus à même de découvrir la raison des réalités dont elle se nourrit ou qui lui posent problème.

L’intelligence comme équilibre entre l’assimilation et l’accommodation

A tous les niveaux de sa genèse, l’intelligence est faite d’équilibre psychologique entre les processus ou les activités d’assimilation et d’accommodation. Cet équilibre est même la marque des conduites proprement intelligentes.

Lorsque, dans une activité quelconque, la part de l’assimilation aux schèmes acquis par le sujet l’emporte sur celle de l’accommodation à l’objet de l’action ou de la réflexion, ou inversement lorsque la part de l’accommodation l’emporte sur celle de l’assimilation, l’activité du sujet tend soit à se complaire dans le jeu, sans effort de s’adapter à un réel ou de le transformer, conformément à des buts pour lesquels il n’existe initialement pas de solutions toutes faites, soit à se calquer sur l’objet considéré, sans véritable capacité de le maîtriser et de le comprendre.

Toute une part des recherches de Piaget a porté sur la façon dont les déséquilibres du fonctionnement de l’assimilation et de l’accommodation donnent naissance, lorsqu’il y a primat de l’accommodation, à l’imitation (déjà présente sous forme élémentaire dans toute perception) et à l’image mentale, et, lorsqu’il y a primat de l’assimilation, au jeu.

On voit par là que le choix de construire une conception de l’intelligence à partir des notions biologiques d’assimilation et d’accommodation a permis à Piaget d’aboutir à une théorie synthétique susceptible d’éclairer la quasi-totalité des phénomènes psychologiques, y compris ceux classiquement étudiés par la psychanalyse et qui relèvent de la pensée symbolique. Si l’intelligence est l’objet central de la psychologie de Piaget, on ne saurait négliger la portée de sa conception par rapport à la vie psychologique dans sa totalité.

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Le point de vue génétique

L’intelligence n’est pas un organe dont le fonctionnement et la structure seraient acquis en une seule étape. Elle est un outil d’adaptation et de compréhension des différentes formes de réalités qui se construit peu à peu.

L’approche génétique a précisément pour but de mettre en lumière comment fonctionne l’intelligence à travers ses différentes étapes de développement, et comment ses composantes se coordonnent les unes les autres pour permettre cette adaptation ou cette compréhension.

En observant les enfants de tout âge, elle a conduit à mettre en évidence des stades de développement de l’intelligence, ou des stades de développement cognitif (selon que l’on a en vue essentiellement les processus de fonctionnement ou bien au contraire les connaissances qui sous-tendent les conduites intelligentes).

Les nombreuses recherches réalisées par Piaget et ses collaborateurs sur l’intelligence de l’enfant ont conduit ainsi à distinguer trois grandes étapes de développement ():
    – la première, qui se déroule de la naissance à une année et demie environ, aboutit à l’intelligence sensori-motrice;

    – la seconde est celle qui conduit à l’intelligence opératoire concrète (dont l’apparition est liée à ce que les philosophes appelaient avec bonheur l’âge de raison, mais qui se prépare bien avant celui-ci);

    – et enfin la troisième est celle de l’intelligence opératoire formelle, qui se prépare dès la fin de l’étape précédente.
Deux critères permettent de comprendre ce qui distingue ces trois formes d’intelligence. Le premier concerne la présence ou l’absence d’un système de représentation (image ou langage verbal) pleinement développé, permettant à l’enfant de maîtriser ou non des événements ou des réalités non actuellement perçus; le second est celui de la structure propre à chacune de ces trois formes d’intelligence.

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Le point de vue structural

Hormis l’ampleur des recherches psychogénétiques, et leur enracinement dans un questionnement épistémologique qui a permis à Piaget d’y manifester une perspicacité tout à fait exceptionnelle, le point de vue structural est certainement ce qui constitue l’un de ses apports les plus originaux à la psychologie de l’intelligence.

L’approche structurale met en oeuvre deux idées clés, dont la mise en relation formera le fondement du constructivisme épistémologique (soit la thèse qu’il y a une certaine unité de nature ou une filiation entre les mathématiques et la biologie): l’idée d’organisation (empruntée à la biologie) et l’idée de structure (empruntée à la mathématique du début de ce siècle).

Elle consiste à décrire les relations entre les composantes d’une organisation cognitive au moyen des lois de composition de structures mathématiques appropriées.

Cette description est simultanément une application et une attribution.

Piaget utilise par exemple la notion de groupe mathématique en l’appliquant à un certain nombre de comportements étudiés chez le bébé, chez l’enfant ou chez l’adolescent.

En certains cas, et notamment dans celui de comportements consistant à ordonner ou à classer différentes propriétés des objets (par exemple leur grandeur, ou leur forme), la mathématique existante ne fournissant pas de modèles appropriés, Piaget créera lui-même les structures mathématiques, certes intuitives, permettant de les décrire.

Mais l’approche structurale va plus loin que la simple application et tend à l’explication. Elle soutient que si des modèles mathématiques structuraux peuvent être appliqués à des enchaînements de comportements, cela tient au fait que les comportements intelligents qui ont atteint un certain niveau de développement obéissent effectivement à des lois ou à des normes qui traduisent chez les sujets les propriétés de structure des regroupements d’actions ou d’opérations ().

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[…] l’histoire nous enseigne que les mots « toujours » ou « jamais » sont à exclure du vocabulaire de l’épistémologie génétique.