Fondation Jean Piaget

L'évolution de l'algèbre

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De même que Piaget et Garcia établissent des relations entre les mécanismes qui sous-tendent le développement historique de la géométrie et ceux qui interviennent dans la psychogenèse des structures géométriques, ils distinguent trois grandes étapes dans l’évolution de l’algèbre qui se retrouvent dans la construction graduelle des liaisons logico-mathématiques chez l’enfant. Ces étapes, qualifiées d’intra, d’inter et de transopérationnelle, présentent d’étroites analogies avec les étapes intra, inter et transfigurale en jeu dans le développement de la géométrie. Elles témoignent dans les deux cas du caractère initial des éléments par rapport au caractère tardif des structures dont la constitution exige des mécanismes d’abstraction réfléchissante puis réfléchie ou thématisante, rendant possible la conceptualisation exhaustive des êtres mathématiques progressivement construits.

La période intraopérationnelle, relativement longue, correspond à des tentatives empiriques pour résoudre des équations de divers degrés. Elle se limite à la recherche de solutions à des équations spécifiques à l’aide d’une méthode purement empirique. Elle ne porte donc que sur des systèmes particuliers considérés en leurs propriétés statiques et limitées. Cette étape, qui se prolonge au 17e siècle et durant toute la première moitié du 18e, se caractérise par le fait que si l’on parvient à trouver des solutions algébriques pour certains problèmes particuliers, chaque problème a besoin d’une méthode de résolution. La période interopérationnelle se traduit par la recherche de méthodes plus générales et la position du problème de l’existence ou de la non-existence de solutions. Elle porte sur des transformations rendues possibles par un symbolisme abstrait et général. La période transopérationnelle est liée à un effort de synthèse aboutissant à la construction de structures. Elle correspond au développement de la théorie des groupes qui marque la prédominance des structures. Ces trois notions d’intra, d’inter et de trans renvoient à des formes différentes mais solidaires d’organisation des connaissances graduellement construites. L’évolution de l’algèbre, en tant que science des structures générales communes aux mathématiques et à la logique, témoigne bien, tout comme la psychogenèse des notions logico-arithmétiques, de l’ampleur du chemin à parcourir pour passer d’un système donné de transformations à une structure totale dont elles représentent les variations intrinsèques. Elle met en jeu l’un des mécanismes les plus fondamentaux du progrès des mathématiques, soit la réinterprétation des variables et la relativisation des concepts qui reposent elles-mêmes sur les processus de généralisations constructives liées à l’abstraction réfléchissante. Quant au pourquoi ou au moteur de ces constructions successives, il renvoie essentiellement à la recherche des raisons qui conduit le sujet à ne reconnaître une construction comme valable que dans la mesure où elle apparaît nécessaire en vertu de raisons explicites.

Il existe évidemment un important contraste entre les théories thématisées au cours de l’histoire et les étapes de l’organisation pratique et inconsciente des actions et opérations en jeu dans les préstructurations et structurations dont témoigne le développement de la pensée au cours de la psychogenèse, le sujet étant incapable de thématisation systématique. Mais il n’en construit pas moins un «savoir-faire» qui donne lieu à des structurations successives obéissant à des mécanismes analogues à ceux que l’on trouve dans l’évolution de l’algèbre. La triade de l’intra, de l’inter et du trans, dans la mesure où elle ne traduit pas sans plus un simple ordre de succession mais résulte de nécessités internes, se retrouve donc dans les trois périodes successives du développement des opérations chez l’enfant.

La période préopératoire, qui correspond à l’intra, se caractérise par la découverte d’une action préopératoire quelconque dont le sujet cherche à analyser les propriétés internes ou les conséquences immédiates, mais sans pouvoir la coordonner avec d’autres préopérations sous forme de groupement. Cette étape consiste sans plus à s’attacher à une action répétable ou opération correcte, mais qui reste isolée faute d’être insérée dans un système de conditions ou de conséquences qui en élargirait la portée en l’intégrant en un ensemble de transformations solidaires. Il y a transformations portant sur les objets modifiés par l’action, mais les actions opératoires de départ demeurent dissociées les unes des autres. Le passage à l’interopérationnel, qui correspond à la formation des opérations concrètes de classes et de relations, est lié au fait que, l’opération de départ une fois comprise, il devient possible de déduire celles qu’elle implique ou de la coordonner avec d’autres plus ou moins semblables jusqu’à la constitution de systèmes comportant certaines transformations. C’est le cas des groupements de classification et de sériation au sein desquels sont possibles des compositions distinctes. L’étape transopérationnelle est atteinte avec la constitution, propre au niveau opératoire formel, d’opérations portant sur des opérations. Celles-ci reposent sur la fusion des opérations de négation (inversion) et de réciprocité qui permettent une synthèse des systèmes de transformations préalablement constitués. À cette étape trans, les groupements de classes et de relations, constitutifs de deux systèmes généraux de transformations, sont réunis en une nouvelle synthèse constitutive de ce que Piaget appelle le groupe INRC (combinaison des opérations inverse, négative, réciproque et corrélative). Le niveau trans se distingue du précédent du fait qu’il ne comporte pas seulement des transformations mais des synthèses entre elles, ce qui conduit à la formation de structures plus puissantes. Néanmoins, celles-ci ne sont pas encore thématisées en tant que telles et c’est essentiellement ce qui distingue les constructions propres à la pensée naturelle de celles que réalise la pensée mathématique. Ces élaborations n’en comportent pas moins des mécanisme généraux communs à l’histoire et à la psychogenèse, se caractérisant comme suit : une phase préalable d’analyse de cas particuliers qui au départ ne sont pas encore suffisamment reliés entre eux, mais dont la comparaison conduit ensuite à établir des ressemblances et différences sources de transformations qui, une fois dominées et généralisées, vont permettre de nouvelles synthèses.

Les mécanismes en jeu dans l’évolution de l’algèbre, tant au niveau de l’histoire qu’à celui de la psychogenèse, sont donc fortement apparentés à ceux qui interviennent dans le développement de la géométrie. Piaget et Garcia considèrent néanmoins qu’il existe une relation inverse entre le développement de la géométrie et celui de l’algèbre. En effet, alors que la géométrie commence par une identité bien définie et un champ de définition très précis qu’elle perd au fur et à mesure de son développement, caractérisé par une algébrisation de la géométrie, l’algèbre débute au contraire par une définition partielle et restreinte et elle n’acquiert sa propre identité que plusieurs siècles après sa naissance, au moment où elle surgit comme étude des structures.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Succession de l’intra, de l’inter et du trans et recherche de nécessité
Les relations entre éléments propre à l’«intra-» manquent de nécessité ou ne parviennent qu’à des formes très limitées encore proche de la simple généralité. Comprendre les états comme résultant des transformations et, pour ce faire, transformer localement les éléments, comme c’est le cas de l’«inter-» fournit un premier accès à des connexions nécessaires. Mais les transformations à leur tour doivent être expliquées et la recherche du «trans-», conduisant aux structures répond à ce besoin (…). Mais il est clair que ce caractère «total »demeure lui-même relatif et que le mouvement continue , entre autres par le passage des structures aux catégories. En un mot, la succession conduisant de l’«intra» à l’«inter» puis au «trans» n’est que l’expression d’un même processus qui, subjectivement, est la recherche des raisons et qui, objectivement, est la conquête d’une nécessité toujours relative mais qui s’accroît de façon constante d’une étape à la suivante. P.H.S., pp. 193-194

Généralisation constructive
(…) la «généralisation constructive ne consiste pas à assimiler de nouveaux contenus à des formes déjà constituées, mais bien à engendrer de nouvelles formes et de nouveaux contenus, donc de nouvelles organisations structurales. E.E.G, Vol. 36, R.G. p. 221.
La généralité qui caractérise les généralisations constructives ne saurait donc demeurer purement extensionnelle (…), mais elle doit être définie par la plus grande richesse (ou force, ce qui est synonyme) des systèmes qu’elle élabore. Cet accroissement peut alors se mesure en extension (…) Mais il se manifeste surtout en compréhension, dans le cas de différenciations et de réintégrations, puisque les structures de rang supérieur présentent alors des propriétés nouvelles. E.E.G, Vol. 36, R.G. p. 221-222.

Succession de l’intra-, de l’inter- et du trans-opérationnel dans le développement de l’algèbre
(…) chaque étape répète en ses propres phases le processus total : c’est-à-dire (…) une succession de sous-étapes intra-, inter- et trans-. On retrouve dans les phases de construction d’un palier supérieur le même processus que dans la succession des grands paliers eux-mêmes. Rappelons à cet égard le développement de la structure de groupe, qui est elle-même de nature transopérationnelle.
a. Les premiers groupes dus à Galois n’ont porté que sur des permutations déjà données dont la construction n’était donc pas due au groupe en lui-même : du point de vue du groupe lui-même, il s’agissait donc de relations intraopérationnelles, même si du point de vue de l’étape entière on se retrouve au «trans».
b. Puis son venus, avec Kein, des groupes de transformations tels que celles-ci jouaient un rôle constitutif comme le sont par exemple les transformations projectives représentant les composantes mêmes de leur groupe. En ce qui concerne cette structure nous sommes ainsi dans l’interopérationnel.
c. En troisième lieu, on a élaboré la notion de groupe abstrait, portant sur un ensemble quelconque, tel que celui qui opère sur l’espace vectoriel. Nous voici donc dans le transopérationnel par rapport aux élaborations spécifiques concernant la structure de groupe en général.

(…)
(…) si la succession des étapes «intra-», «inter-» et «trans-» se retrouve, en direction proactive, dans les sous-étapes comme dans les étapes, elle réagit aussi de façon rétroactive sur les constructions antérieures par une réorganisation. Celle-ci est devenue possible comme une conséquence des constructions antérieures. Mais, d’autre part, cette réorganisation est aussi la condition nécessaire pour la généralisation constructive des constructions antérieures. P.H.S., pp. 191-192.

Hiérarchies cognitives
Ces hiérarchies cognitives comportent deux sortes d’emboîtements. Les uns sont proactifs, par élargissement des domaines au cours des périodes successives de la construction des connaissances. Mais d’autres sont rétroactifs, parce que l’acquis à un niveau n peut enrichir après coup les relations déjà établies à des niveaux antérieurs n-1 (…).S’il en est ainsi, on peut (…) parler d’un dépassement continuel des instruments mêmes de dépassements, ce qui confère aux outils cognitifs leur richesse et leur complexité particulière. D’un tel point de vue, l’algèbre, en tant que théorie des formes ou des structures, constitue le modèle privilégié permettant de fournir une théorie adéquate et générale de l’intelligence ou de la connaissance, car seule cette interprétation algébrique de la raison humaine permet de se libérer du double écueil de l’empirisme et de l’apriorisme. On peut même aller jusqu’à soutenir que les successions Ia [intra], Ir [inter] et T [trans] puisent leurs racines dans la biologie (…).P.H.S., p 208.

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[…] le but de l’enseignement des mathématiques reste toujours d’atteindre la rigueur logique ainsi que la compréhension d’un formalisme suffisant, mais seule la psychologie est en état de fournir aux pédagogues les données sur la manière dont cette rigueur et ce formalisme seront obtenus le plus sûrement.