Fondation Jean Piaget

Travaux de classification zoologique

Première classification des limnées
Classification biologique des limnées
Classification néo-lamarckienne des limnées
Analyse biométrique et statistique


Introduction

C’est principalement dans la première partie de son oeuvre scientifique, dans les années 1910 et 1920, que Piaget a réalisé d’importants travaux de catalogage ou de classification des gastéropodes des régions de Suisse romande et de France. Cette activité, qui a occupé une bonne partie de son temps entre 1910 et 1918, est importante pour deux raisons.
    La première concerne la formation de l’esprit scientifique: elle a permis à Piaget d’acquérir une démarche systématique d’approche de ses objets d’étude, que ce soit des mollusques, des comportements d’enfants, des théories scientifiques, etc.
    Quant à la seconde raison, elle tient aux problèmes scientifiques que Piaget a rencontrés en cherchant à classer une sorte particulière de gastéropodes, les limnées. Ces problèmes vont l’accompagner tout au long de sa vie puisqu’ils sont tous plus ou moins directement rattachés la question de l’évolution des formes biologiques.
Contrairement aux autres domaines de recherche, les travaux de classification apparaissent dès lors non seulement comme des contributions, au reste rapidement dépassées, au progrès de la malacologie, mais aussi et surtout comme des éléments formateurs de la pensée scientifique de Piaget. Pour illustrer ce point, nous nous en tiendrons aux travaux de classification des limnées, et plus spécialement des variétés auxquelles l’auteur consacrera ses recherches ultérieures sur l’adaptation des organismes à leur milieu.

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Première classification des limnées

En 1911, c’est-à-dire vers l’âge de quinze ans, Piaget, qui est déjà en relation avec un certain nombre de malacologistes importants, publie un article sur les limnées de quelques lacs de Suisse romande et de leurs environs (JP11_1). Entre autres choses, et contrairement aux classifications reconnues jusqu’ici, il y propose de classer en une seule espèce L. limosa les variétés de limnées L. ampla, L. auricularia, L. lagotis, L. tumida, L. patula, L. ovata, L. mucromata et L. peregra, généralement classées en plusieurs espèces (fig. 63, doc. 1).

Le rapprochement ainsi établi entre des formes jusqu’alors séparées est par ailleurs justifié par des arguments implicitement empruntés à l’explication lamarckienne de la transformation des formes vivantes (si en certains endroits on trouve des limnées peregra, alors qu’il n’y a pas de trace d’ovata, c’est que les dernières donnent naissance aux premières en raison de l’action du milieu).
    Dans cette première classification où, par exemple, Piaget range ensemble L. peregra et L. ovata sous prétexte que le premier est issu du second, il adopte un critère tout à fait opportuniste et s’en tient aux caractères les plus superficiels. Il ne faudrait utiliser la notion d’espèce que là où il n’existe pas d’intermédiaires entre les formes recueillies. Sinon le travail de classification deviendrait beaucoup trop complexe et dépendant de la subjectivité des collectionneurs.

    Ce travail est ainsi réalisé indépendamment de toute référence à la notion d’espèce utilisée par ailleurs par les biologistes de l’évolution et les biologistes mendéliens, qui étudient le matériel héréditaire des organismes au moyen de l’étude des croisements entre individus. Pour ces biologistes, la notion d’espèce n’est pas un outil au service des collectionneurs, mais elle désigne une réalité biologique.
La contradiction entre les deux démarches saute aux yeux si l’on adopte la thèse évolutionniste. Tous les êtres vivants descendent d’un même ancêtre ou d’un petit groupe d’ancêtres. Faut-il, en invoquant l’argument utilisé par Piaget pour ranger ensemble des variétés de limnées, tous les classer dans une même espèce? Ce serait bien sûr absurde.

La première classification souffre ainsi d’un certain nombre de lacunes qui feront très vite l’objet de critiques de la part de Roszkowski, un jeune chercheur polonais préparant à l’université de Lausanne une thèse sur les limnées du Léman. Elles conduiront Piaget à lui substituer une classification biologique tenant compte de critères autres qu’exclusivement superficiels.

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Classification biologique des limnées

Alors que Piaget, qui n’a que quinze lors de la classification de 1911, reste sous la dépendance d’une conception périmée de la classification des espèces, Roszkowski lui fait comprendre, par une série d’articles et d’échanges épistolaires, que l’on ne peut pas se contenter de considérer les caractères les plus visibles pour établir une classification qui ait valeur biologique. Pour cela, il convient d’intégrer à la fois des caractères cachés (par exemple la forme de l’appareil séminal des mollusques), mais aussi et surtout de procéder à des expériences susceptibles de mettre en évidence l’existence de races biologiques pures.

Tenir compte non seulement des caractères les plus visibles, mais également d’autres caractères plus cachés et surtout d’un certain nombre d’expériences (élevage en milieu artificiel, sélection des individus pour le croisement sexuel), lorsque l’on procède à une classification biologique, implique une conséquence qui va contraindre, non sans résistances, le jeune Piaget à abandonner l’habit de l’histoire naturelle pour celui du biologiste:
    Ce n’est pas parce que deux formes de limnées sont très proches l’une de l’autre et que l’on découvre de nombreux intermédiaires qu’il faut en conclure que l’on n’a pas affaire à deux espèces.

    Et inversement: ce n’est pas parce que des formes de limnées sont, du point de vue de l’observation extérieure, très distinctes l’une de l’autre que ces deux formes n’appartiennent pas à une même espèce. Ce qui compte dans la classification en espèce biologique c’est l’importance du lien avec des facteurs héréditaires (la nature de ce lien sera peu à peu précisée par la biologie du vingtième siècle).
Le lien entre classification et évolution

A travers la confrontation avec Roszkowski, cest la biologie moderne que Piaget apprend à connaître, et plus précisément le problème des rapports entre l’hérédité (les variations de forme héréditairement produites) et l’acquis (les variations de forme dépendantes des interactions des organismes avec leur milieu). C’est alors que se joue une bonne part du choix de l’orientation théorique adoptée d’abord pour résoudre les problèmes de classification des formes biologiques, puis pour la résolution du problème central de l’origine de ces formes.
    Pour classer les limnées Piaget fait à son tour intervenir des motifs ayant trait aux mécanismes supposés de l’évolution biologique pour justifier ses choix:

    Si des limnées ont vécu pendant longtemps dans un nouveau milieu comme les eaux profondes des lacs, elles peuvent, si les circonstances l’obligent, donner naissance à de nouvelles espèces.
L’utilisation de critères de classification issus d’une certaine conception de l’origine des formes biologiques commence à apparaître chez Piaget dans un article de 1912 où il suggère que la Limnaea stagnalis et sa variété lacustris, d’un côté, et les Limnaea palustris et limosa de l’autre, trois sortes de limnées du littoral, ont donné naissance en eaux profondes à quatre nouvelles espèces, c’est-à-dire quatre nouvelles formes biologiques: L. Yungi, L. profunda, L. abyssicola et L. Foreli (JP12_3, fig. 64, doc. 3; les noms "Yungi" et "Foreli" sont adoptés par l’auteur en hommage à deux savants suisses romands, Forel et Yung).

Mais les hypothèses évolutionnistes sont alors guidées par les traits superficiels plus que l’inverse. Ce n’est que lorsque Roszkowski lui prouvera au moyen de l’élevage en aquarium que, élevées en aquarium, les limnées Yungi produisent comme descendants des limnées ovata (une sorte de L. limosa) que Piaget fera basculer l’ordre d’importance des critères de classification:
    Ce sont moins les traits superficiels de ressemblance que les liens de filiation biologique qui sont le critère important dans la classification des limnées.

    C’est là un point auquel, après des mois de résistance, Piaget se rangera en acceptant de reconnaître les L. profunda Foreli et Yungi comme les formes profondes de la L. ovata, et de reconnaître que la L. Foreli et la L. abyssicola n’appartiennent pas à la même espèce, en dépit du fait qu’elles sont superficiellement très proches.
Ce qui précède montre comment le travail de classification biologique implique des choix très délicats de critères, choix qui font que l’auteur est reconnu ou non comme réalisant une véritable classification biologique, et qui l’entraînent peu à peu à adopter des conceptions biologiques apparentées à l’une des deux grandes théories biologiques de l’évolution qui sont en opposition au début du siècle: le lamarckisme et le darwinisme. A l’opposé de Roszkowski, c’est alors en effet vers une classification néo-lamarckienne des espèces qu’il tendra.

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Classification néo-lamarckienne des limnées

Les remarques de Roszkowski ayant entraîné son jeune collègue à reconnaître les L. profunda Foreli et Yungi comme des formes de L. ovata vivant en eaux profondes, le problème qui se pose alors du point de vue de la classification est de savoir s’il convient de les reconnaître comme de simples variations de la L. ovata ou s’il faut les admettre au rang d’espèce.
    La réponse va dépendre de la conception que les auteurs se font de l’évolution et des rapports entre les variations individuelles, dues par exemple à l’action du milieu sur l’organisme, et les variations héréditaires.
Contrairement à Roszkowski, qui, comme étudiant, adopte le point de vue darwinien, Piaget va pencher pour une solution probablement influencée par le courant de la biologie néo-lamarckienne, encore dominant en France au début du siècle et qui est majoritairement présent dans les ouvrages français traitant de la biologie de l’évolution.
    Le point de vue darwinien, ainsi que les thèses mendéliennes, font une distinction très nette entre les variations individuelles et les variations héréditaires. Et de ce double point de vue, seules les secondes peuvent servir de critère fiable permettant d’affirmer ou de nier la présence de "bonnes espèces".
Pour le jeune Piaget, dont la connaissance de terrain est très largement supérieure à celle de l’étudiant lausannois, la thèse d’une opposition radicale entre l’inné et l’acquis (entre les variations héréditaires et les variations individuelles des formes biologiques) apparaît absurde. C’est là une des raisons qui vont le faire pencher vers une interprétation néo-lamarckienne de l’espèce:
    Il suffirait qu’une sous-population d’une espèce souche, telle que celle des L. ovata, soit précipitée dans un nouveau milieu depuis un nombre suffisamment grand de générations, pour que, isolée de la population de départ, elle donne peu à peu naissance à de nouvelles formes stables, pour autant bien sûr que le nouveau milieu entraîne l’adaptation d’abord individuelle des anciennes formes.
Les raisons originales du choix néo-lamarckien

En définitive, trois facteurs conduisent le jeune Piaget à privilégier une interprétation néo-lamarckienne de la notion d’espèce.
    – Le premier est l’opposition que ses premières classifications ont rencontrées chez Roszkowski et qui ne peut que favoriser la recherche d’arguments permettant de justifier la valeur des solutions proposées. Par la suite, et alors même que l’adolescent se rapprochera de la classification de son aîné, le pli théorique acquis lors de cette confrontation aura tendance à subsister.

    – Le second est l’environnement de formation de sa pensée biologique: il est encore massivement néo-lamarckien dans les années dix.

    – Le troisième facteur enfin tient dans la familiarisation du jeune chercheur avec les multiples formes de limnées rencontrées lors de ses nombreuses enquêtes sur le terrain, qui paraissent suggérer une certaine continuité entre les variations individuelles et les variations héréditaires des formes biologiques.
Hérédité et adaptation

Une fois acceptée une conception plutôt néo-lamarckienne de l’espèce, il devient possible d’admettre que les limnées trouvées dans les eaux profondes sont de "bonnes espèces", même si on peut constater un certain retour au type originel lorsque l’on transfère et fait se reproduire quelques-unes de ces limnées dans leur ancien milieu. En effet:
    «[...] les bonnes espèces commenceront toujours par n’être héréditaires que dans leur milieu, susceptibles d’être ramenées à tel type déjà existant, si on les transporte ailleurs. La durée seule aura un effet réel [...] une nouvelle espèce nest pas dès son début caractérisée par ses propriétés, ses caractères acquis, mais par ses tendances, comme l’ont fait remarquer plus d’un philosophe» (cité dans JJD84, pp. 157-158).
Le sens de ce qui s’annonce dans ces lignes, écrites à la fin 1913, sera précisé dès fin 1914 par l’emploi de la notion de "stabilité", qui annonce l’intégration de la notion d’équilibre dans la conception de l’espèce que Piaget est en train de se forger.

Par la suite, Piaget continuera à adopter des critères basés sur la conception lamarckienne de l’évolution pour ses classifications. Toutefois la prise de conscience du recouvrement des caractères qui peut se produire entre différentes espèces le conduira à recourir aux techniques plus raffinées de l’analyse biométrique pour assurer l’existence de types différents de limnées et autres mollusques.

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Analyse biométrique et statistique

Les derniers travaux de classification réalisés par Piaget sur les limnées et autres mollusques sont basés sur l’analyse biométrique et statistique. En effet, pour établir avec quelque sûreté que les limnées des eaux profondes ne forment pas une bonne espèce, il ne suffit pas d’observer que les descendants de quelques-unes des limnées, élevés en aquarium, retournent aux formes de l’espèce originelle. Il suffirait en effet que les courbes de distribution du paramètre envisagé (par exemple le degré de contraction des coquilles), se recouvrent entre les deux populations, pour que l’on puisse faussement conclure à l’existence d’une seule espèce. Selon Piaget:
    Pour «établir avec sécurité la non-hérédité des limnées abyssales, [il faut] : l. définir par une statistique suffisante les caractères biométriques des formes d’étangs, du littoral, de la faune sublittorale et de la faune profonde ; 2. montrer que les formes profondes extrêmes rentrent dès la première génération dans les limites de variation des formes littorales» (cité dans JJD84, p. 195).
Un passage de l’étude sur "Le comportement, moteur de l’évolution", publiée bien plus tard, en 1976, suggère qu’il a procédé à cette étude et que celle-ci aurait conforté la thèse de Roszkowski au sujet des rapports entre les L. ovata et leurs descendantes des eaux profondes: «les descendants nés en aquarium perdent totalement les caractères des variétés de profondeurs et reviennent entièrement au faciès littoral ovata» (JP76, p. 44).

Mais l’intérêt de ces derniers travaux de classification réside dans le fait qu’ils permettent à leur auteur de découvrir des formes stables de limnées des eaux profondes, et notamment la forme contractée bodamica, qui se conserve lorsqu’elle est transportée en aquarium, où elle donne naissance à des descendants de forme également contractée.

Dès lors le problème devient beaucoup moins celui de la classification des espèces, qui pourra toujours conserver un aspect en partie conventionnel (JP50c, p. 130), que celui des mécanismes de l’évolution, traité non seulement dans des recherches sur l’adaptation des limnées, mais aussi sur les comportements des végétaux.

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La société, c’est l’ensemble des rapports sociaux. Or, parmi ceux-ci, deux types extrêmes peuvent être distingués : les rapports de contrainte, dont le propre est d’imposer de l’extérieur à l’individu un système de règles à contenu obligatoire, et les rapports de coopération, dont l’essence est de faire naître, à l’intérieur même des esprits, la conscience de normes idéales commandant à toutes les règles.

J. Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, 1932, p. 310