Fondation Jean Piaget

Stade 3: Classifications et sériations opératoires

Addition et soustraction des classes
Addition et soustraction des différences
Les opérations multiplicatives


Addition et soustraction des classes

Le troisième stade est celui de l’approche opératoire des problèmes de classification et de sériation, que l’enfant rencontre soit spontanément, lorsqu’il joue par exemple avec des matériaux de construction constitués de pièces de différentes formes et couleurs, soit par les questions que peut lui poser l’adulte psychologue.

Pour ce qui est des formes à classer, l’enfant de ce stade parvient non seulement à les ranger dans des collections emboîtées les unes dans les autres, mais à répondre correctement au problème de l’inclusion:
    Il y a plus de carrés que de carrés bleus, peut-il dire, en trouvant même incongrue la question du psychologue, parce qu’il sait que la classe des carrés bleus, c’est la classe des carrés moins celle des carrés non bleus, et qu’il sait aussi que la classe des carrés, c’est celle des carrés bleus additionnée de celle des non bleus, etc.
Ce qui constitue maintenant l’objet de sa pensée, ce ne sont plus les collections empiriques, perçues, que l’on ne peut dissocier sans les anéantir (et se les remémorer au moyen de leur image ne suffit pas à les constituer en classe ou en concept); mais ce sont les classes en tant qu’entités logiques dont les relations obéissent aux lois dégagées par les logiciens de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, et que Piaget a précisées dans ses travaux de logique.

Bien sûr les opérations d’addition et de soustraction logiques, qui permettent de construire et de concevoir la classe, ne tombent pas de nulle part. Les actions de dissociation et de récollection, auxquelles l’enfant procédait de manière empirique dès le sensori-moteur, puis qui se reflétaient, de façon plus ou moins indépendante des actions de rassemblement spatial, dans les deux premiers stades de la pensée logique, constituent bien le point de départ de la construction de ces opérations. Mais il faudra tout un travail d’abstraction réfléchissante et de systématisation pour que la notion de ces actions se transforme et s’épure, et que ces actions épurées soient regroupées en systèmes formant des groupements additifs de classes.

Les décalages dans la construction des classes et des concepts

Observons d’ailleurs que le travail de classification auquel l’enfant procède lors de ses échanges avec le monde social, autant qu’avec les mondes physique et biologique, ne se fait pas d’un coup d’un seul.

Comme Piaget et Inhelder l’ont constaté (JP59), l’enfant qui a acquis le concept de fleur (et qui sait donc que la classe des fleurs est composée de l’addition de ses sous-classes) n’a pas pour autant acquis le concept d’animal. Lorsque l’enfant doit classer des matériaux pour lesquels il n’a pas encore construit les concepts adéquats, il procède en s’appuyant sur les instruments dont il dispose: il recourt aux collections d’objets, empiriques et instables, sans avoir la possibilité de penser ces collections comme des classes.

Ce à quoi l’on a affaire ici est le "problème" des décalages, bien connu des psychologues généticiens, mais qui pour une large partie repose sur une confusion entre la notion logique de groupement, propre au logicien (ou au psychologue logicien qui construit un modèle logique de son objet), et la notion psychologique, qui porte sur un groupement d’opérations logiques tel qu’il existe et fonctionne chez le sujet.

L’existence de tels décalages permet de préciser le statut des opérations et de leurs regroupements auxquels parvient l’enfant. Contrairement à une erreur d’interprétation fréquente, ces opérations et regroupements, comme d’ailleurs ceux qui caractériseront la pensée et la logique formelles de l’adolescent, ne sont pas indépendants de la "matière" sur laquelle ils portent.

Lorsque le psychologue considère un groupement additif de classes chez un enfant, ce qui est en jeu, c’est toujours un groupement particulier, comme par exemple le groupement additif des classes de fleurs. Il suffira dès lors que les concepts à construire, comme celui d’animal, soient moins intuitifs, plus difficiles d’accès, pour qu’il en résulte des décalages qui n’ont rien de mystérieux. En d'autres termes, à ce troisième stade lors duquel l'enfant parvient à penser l'inclusion d'une certaine sous-classe de fleurs dans la classe générale des fleurs à laquelle elle appartient, l'enfant n'a pas encore acquis le concept abstrait de classe logique.

Un exemple illustre le travail intellectuel nécessaire à la construction non pas du concept abstrait de classe, mais de l'inclusion d'une classe particulière et familière d'objets dans la classe englobante des objets dans laquelle cette classe particulière est incluse, celui de la jeune Anouchka qui va finir par sortir de l'embarras dans lequel la plonge les questions du psychologue Gérald Nœlting qui l'interroge (Anouchka et l’inclusion des fleurs). Dans cet exemple, Anouchka ne peut certes encore concevoir, sans aucune réticence intellectuelle, qu'il y a plus de fleurs que de roses (une des sous-collections du bouquet qu'elle a devant les yeux). Mais elle juge néanmoins, en fin d'entretien, que si l'on doit faire le plus grand bouquet "pour le donner à sa maman", il faudra prendre toutes les fleurs et non pas seulement toutes les roses…

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Addition et soustraction des différences

En ce qui concerne la sériation, le troisième stade se caractérise par l’utilisation d’un schème opératoire qui manifeste la présence chez le sujet d’opérations additives et soustractives portant non plus sur les classes, mais sur les relations ().

Après avoir cherché et posé sur la table la plus petite des dix baguettes que lui propose le psychologue, l’enfant recherche systématiquement la plus petite des baguettes restantes dans le tas initial pour la placer à gauche de la plus grande des baguettes déjà posées sur la table, conduite qu’il répète jusqu’à épuisement du tas initial (fig. 3). Il sait ainsi très clairement que la baguette qu’il pose est la plus petite des plus grandes qui restaient, et la plus grande des baguettes qu’il a déjà posées.

Par ailleurs, si on l’interroge sur les relations de grandeur existant entre les baguettes, il répond sans hésiter qu’une baguette A étant plus grande qu’une autre B, et celle-ci étant plus grande qu’une troisième C, il en résulte que A est nécessairement plus grande que C (et qu’il n’y a nul besoin de vérification empirique pour le savoir). Il sait ainsi que la différence de grandeur qui existe entre A et C est l’addition des différences de grandeur entre A et B et entre B et C.

Cette capacité de concevoir les relations asymétriques (telles que "plus grand"), comme d’ailleurs les relations symétriques (telles que l’égalité), se retrouve à peu près partout dans les conduites de l’enfant sur le réel.

La relation de longueur utilisée dans l’expérience décrite est une parmi d’autres. Parmi les autres relations mettant en jeu l’opération de sériation, il suffit de mentionner celle du poids ou celle du volume. La psychologie génétique constate là également, comme pour les classes logiques, l’existence de décalages qui montrent que le groupement des opérations constitutif de la sériation opératoire n’est pas détaché des contenus sur lesquels porte celle-ci.

Il n’existe pas une structure abstraite que l’enfant n’aurait qu’à appliquer, mais des (re)groupements concrets d’opérations ou de schèmes opératoires.

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Les opérations multiplicatives

Les opérations logiques concrètes étudiées par Piaget ne se limitent pas à l’addition et à la soustraction des classes ou des relations. En même temps que l’enfant acquiert ces opérations, il acquiert celles de leurs multiplications.

Les opérations de multiplication interviennent dans les situations où plusieurs classifications ou relations sont simultanément considérées. L’enfant qui ordonne les niveaux de cinq ou six verres d’eau en proportion inverse de la largeur des verres groupe ainsi les multiplications logiques, ou qualitatives, des relations de hauteur et de largeur propres à chaque verre.

Comme l’affirme Piaget, «le groupement des multiplications de relations n’est pas autre chose que la sériation simultanée de ces relations selon les deux ou n dimensions différentes qu’elles constituent» (JP41b, p. 309).

De même l’enfant qui subdivise les fleurs de son bouquet en tulipes jaunes, tulipes rouges,..., roses jaunes, roses rouges,..., etc., multiplie les deux classements par couleurs et par types de fleurs (pour autant que cette subdivision ne se traduise pas pour lui par la disparition des classes de départ).

On observera enfin que les relations considérées par l’enfant peuvent là aussi être symétriques ou asymétriques, et qu’elles peuvent être bi-univoques (les objets mis en relation le sont deux par deux), ou co-univoques (un objet est mis en relation avec plusieurs objets).

Bien que la lecture des pages que Piaget consacre à des opérations apparemment plus compliquées que la simple sériation soit aride (mais la réussite quasi contemporaine des épreuves impliquant la seule sériation, et celle impliquant en outre une multiplication montre que cette plus grande complexité n’est qu’apparente et qu’il n’y a pas ici matière à décalage), il est fascinant de constater avec quelle perspicacité il parvient à mettre le doigt sur les activités intellectuelles qui interviennent dans des tâches peu différentes de celles que les enfants inventent de leur propre chef. C’est là, sans nul doute, le résultat de ses études de logique.

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[…] la psychologie des conduites, qui utilise des explications reposant à la fois sur la causalité et sur l’implication pour ce qui est des conduites élémentaires, devient de moins en moins causale et de plus en plus opératoire ou implicative à mesure qu’elle s’éloigne des formes primitives et se rapproche de l’équilibre terminal.