Fondation Jean Piaget

Stade 3:Le nombre opératoire

Conservation et opérations numériques
Le nombre, comme fusion de la classe et de la série


Conservation et opérations numériques

Caractéristiques générales des réponses du troisième stade

L’enfant de ce stade se caractérise d’abord par le fait qu’il n’est plus du tout dérouté par les changements d’emplacement spatial des éléments composant les collections numériques, et il paraît même souvent surpris que l’expérimentateur puisse lui poser des questions dont la réponse est si évidente.
    – Il sait que la quantité numérique est indépendante de cette disposition et que le nombre est complètement dissocié de l’espace (ce qui ne l’empêche pas d’utiliser l’espace pour résoudre des problèmes numériques, ou inversement, d’utiliser ses connaissances arithmétiques pour résoudre des problèmes de mesure spatiale).

    – Il sait aussi que la seule façon de changer le nombre d’éléments d’une collection est d’ajouter ou d’enlever des éléments.
Ces savoirs, entièrement logico-mathmatiques et non plus empiriques, qui donnent sens au nombre et qui orientent les conduites du sujet ne s’élargissent il est vrai que progressivement à des collections comportant un nombre toujours plus grand d’éléments et ce n’est que vers neuf ans qu’il acquiert l’intuition du caractère infini de la série numérique. Mais chacun des paliers qu’il atteint dans l’acquisition de la série complète des nombres se caractérise par la maîtrise complète des opérations et des propriétés numériques portant sur les nombres considérés.

D’autre part, dans toutes les situations spécialement élaborées pour examiner la compréhension et l’utilisation des rapports entre l’ordination et la cardination, ou celles des opérations additives ou multiplicatives, l’enfant de ce stade se caractérise par le fait qu’il sait d’emblée comment répondre aux questions du psychologue ou comment procéder pour résoudre le type de problèmes que lui pose celui-ci. Il n’a plus besoin de tâtonner pour découvrir une solution, ou de vérifier empiriquement les propriétés générales du nombre ou les effets généraux des opérations multiplicatives ou additives.

La conservation du nombre

L’enfant du deuxième stade n’hésitait pas à affirmer, après avoir constaté l’égalité assurée par la correspondance terme à terme, puis avoir répondu de manière néanmoins non conservatoire à la question des oeufs et des coquetiers, que, remis en correspondance, les deux collections seraient à nouveau égales; cela ne suffisait pas à assurer à ses yeux la conservation (et donc l’égalité) des quantités numériques.

Pourquoi l’enfant du troisième stade n’est-il plus dérouté par les transformations spatiales de la situation? La raison en est que, comme les réponses ou les solutions apportées aux autres problèmes le font comprendre, cet enfant maîtrise parfaitement les opérations de transformations numériques qui relient les quantités numériques les unes aux autres, que ce soient les opérations qui agissent sur les différences numériques, ou que ce soient les opérations qui agissent sur le nombre d’éléments d’une collection. Il sait relier les unes aux autres ces opérations en sachant par exemple que ce qui s’ajoute ici, s’enlève ailleurs, et il a ainsi conscience des liens qui les regroupent.

Comme dans les limites de la série numérique qu’il a acquise, il sait ce qu’est un nombre et quelles sont les opérations qui agissent sur lui, il n’est plus trompé par une transformation qui ne concerne pas le nombre d’une collection lui-même, et il n’aura d’ailleurs aucune peine à annuler les effets de cette transformation (l’allongement de la ligne des oeufs par exemple) en notant que les oeufs qui apparaissent à l’extérieur de la ligne des coquetiers ont été pris parmi les éléments qui se trouvaient à l’intérieur de la ligne correspondant à celle-ci, d’où le nombre moins grand d’oeufs sur le segment correspondant à celle-ci. D’ailleurs, une variation quelconque de la taille des oeufs n’empêcherait nullement l’enfant de ce stade d’affirmer avec une absolue certitude la conservation de leur nombre...

Les opérations arithmétiques maîtrisées

Les expériences qui mettent le mieux en évidence la compréhension complète des opérations additives et multiplicatives, constitutives de la notion de nombre opératoire, sont bien sûr celles qui mettent explicitement en jeu ces opérations.

Si l’on demande à un enfant d’égaliser deux collections comportant, par exemple l’une huit jetons et l’autre quatorze jetons, son comportement montrera qu’il comprend d’emblée les relations numériques qui existent entre les collections et sous-collections d’éléments en présence, et notamment que le surplus laissé par la plus grande collection doit être réparti également entre les deux collections pour que celles-ci s’égalisent.

Il pourra ainsi placer huit des quatorze éléments de la seconde collection en face des huit éléments de la première, puis sans hésiter ranger deux puis un élément(s) provenant de l’ancienne seconde collection dans chacune des deux collections (JP41b, chap. 8, §3).

Si, au contraire, partant de deux collections composées chacune d’un nombre d’objets égal (assez grand pour que la solution ne puisse être perceptive), on retire un, deux ou trois objets de la première pour les mettre dans la seconde, l’enfant de ce stade saura multiplier par deux le nombre d’éléments empruntés afin de prendre dans une troisième collection le nombre d’éléments qui convient pour que la seconde redevienne égale à la première (EEG23, p. 86).

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Le nombre, comme fusion de la classe et de la série

En plus de la description des stades franchis par les enfants, les leçons principales que Piaget tire des multiples recherches conduites en parallèle sur la genèse des classes, des relations asymétriques et des nombres naturels sont, d’une part, le parallélisme de ces développements, et d’autre part la façon dont la classe, la relation et le nombre s’appuient mutuellement les uns sur les autres tout au long de leur construction.

L’analyse des réponses des enfants, ainsi que le parallélisme de cette triple genèse lui paraissent dès lors confirmer la thèse du nombre comme fusion de propriétés provenant de la classification (la quantification des classes) et de la sériation.

Déjà affirmée par deux de ses maîtres en logique et en épistémologie des mathématiques, Reymond et Brunschvicg, cette thèse explique la raison pour laquelle les nombres cardinaux et ordinaux sont simultanément construits et pour laquelle ils sont opératoirement indissociables.

Nombre cardinal et nombre ordinal

Lorsque, dans le problème du nombre d’échelons franchis par la poupée pour se trouver sur telle ou telle marche de l’escalier (construit avec des bâtons de différentes grandeurs), l’enfant du troisième stade répond en calculant le rang de cette marche, et déduit le nombre de marches encore à franchir en comptant le nombre total de marches et en soustrayant le nombre de celles qui ont déjà été franchies, il considère simultanément le nombre calculé comme reflétant le cardinal de la collection des échelons franchis, et comme le rang de l’échelon sur lequel se trouve la poupée:
    – c’est parce qu’il sait que tel nombre de marches ont déjà été franchies par la poupée, qu’il sait qu’elle se trouve sur la n-ième marche;

    – et c’est parce qu’il sait que, pour déterminer le rang de l’échelon sur lequel elle se trouve, il lui faut calculer le nombre d’éléments précédemment franchis et ajouter un à ce nombre, c’est-à-dire le nombre cardinal fourni par la collection de un échelon (celui sur lequel la poupée se trouve au moment considéré), qu’on le voit réaliser ce calcul;
C’est là un double savoir qui se situe certes d’abord sur un plan empirique au deuxième stade, avec les tâtonnements et les incertitudes qui s’y attachent, mais qui devient opératoire, et en principe complètement intériorisé, au cours du troisième stade de cette évolution.

(Un court extrait d'un film de 1977 de J.-C- Goretta sur "L'épistémologie génétique de Jean Piaget" —le nombre, synthèse du cardinal et de l’ordinal— illustre le comportement d'une enfant de 9-10 ans environ interrogée sur le nombre d'éléments qui suivent le premier élément d'une série, et sur le nombre d'éléments (alors cachés) qui précèdent le dernier élément toujours visible de la même série. Cet extrait illustre la façon dont la synthèse opératoire des propriétés cardinales et ordinales d'un ensemble permettent aux enfants du troisième stade de la construction du nombre naturel de résoudre déductivement le problème que leur pose Ioanna Berthoud, alors collaboratrice du Centre international d'épistémologie génétique.)

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[…] l’histoire nous enseigne que les mots « toujours » ou « jamais » sont à exclure du vocabulaire de l’épistémologie génétique.