Fondation Jean Piaget

La représentation spatiale: introduction

De l’espace sensori-moteur à l’espace représentatif
Bilan général des recherches
Introduction aux expériences


De l’espace sensori-moteur à l’espace représentatif

Les études sur la construction du réel chez le bébé ont montré comment celui-ci construit progressivement l’espace sensori-moteur dans lequel il agit, se meut, situe et déplace ce qui s’offre à ses sens.

Elles ont également mis en lumière la façon dont cette construction réalise des regroupements fonctionnels et structuraux de schèmes, dont les mathématiciens-géomètres avaient pressenti l’existence dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle (Helmholtz, Poincaré).

Elles ont enfin montré comment, vers une année et demi environ, et en relation avec la construction d’une véritable fonction sémiotique, apparaît le début de la représentation spatiale, c’est-à-dire de la capacité de se représenter des emplacements spatiaux et des déplacements qui ne sont plus sous la stricte dépendance des schèmes sensori-moteurs agissant exclusivement sur les matériaux de la perception présente et sur leurs prolongements immédiats.

D’autres expériences, réalisées à peu près dans les années où Piaget dressait le bilan de ses études sur l’intelligence sensori-motrice, montreront pourtant que l’espace représentatif qui va compléter l’espace sensori-moteur construit pendant les premiers mois de la vie mettra un temps bien plus long, près de huit ans (voire plus pour certains aspects) pour parvenir à maturité psychologique, c’est-à-dire pour atteindre sur le plan de la représentation l’équivalent de ce qui a été acquis sur celui de l’action.

Les raisons de ce décalage vertical sont évidentes: le monde de la représentation dépasse largement celui de l’action proche qu’elle englobe, et il ne repose donc plus que très partiellement sur le support que peut fournir l’espace perçu. D’autre part, en même temps que la construction de l’espace représenté, l’enfant doit acquérir des instruments cognitifs complexes tels que celui du langage, mais aussi les autres catégories de la pensée, sans compter la maîtrise progressive des échanges intersubjectifs.

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Bilan général des recherches

Pour une bonne part réalisées avec l’aide de Bärbel Inhelder, d’Alina Szeminska et de nombreux jeunes chercheurs, les études sur l’espace représentatif occupent une place importante dans l’oeuvre psychologique de Piaget.

Deux épais volumes sont consacrés à l’exposé des résultats, le premier portant principalement sur la représentation de l’espace, et le second sur la mesure des longueurs spatiales. Plusieurs questions de fond y sont traitées:
    Comment l’enfant acquiert-il cet espace et par quels stades passe cette acquisition? Comment l’enfant se représente-t-il l’espace? Comment mesure-t-il les grandeurs spatiales?

    Mais aussi qu’est-ce que l’espace de la représentation? C’est là une question épistémologique, qui n’est abordée certes que marginalement dans ces deux ouvrages, mais sans laquelle bien des affirmations perdent leur signification.
Comme toujours, Piaget aborde ces questions à partir d’une connaissance approfondie des travaux théoriques et de fondement consacrés à la géométrie et à ses variétés: la topologie, la géométrie projective, et les géométries métriques (dont spécialement la géométrie euclidienne, longtemps reconnue comme "reine des sciences").

Adaptée à ses interrogations épistémologiques et psychologiques, cette connaissance lui sert non seulement d’approche de la genèse de la représentation et des notions spatiales, mais également de première grille d’analyse des conduites et des réponses des enfants, conduites et réponses qui en retour lui donnent les moyens d’affiner et d’enrichir considérablement la conception épistémologique de départ.

Bilan général des recherches sur l’espace

L’un des principaux résultats des études sur l’espace ne devrait pas trop étonner le lecteur familiarisé avec l’art du vingtième siècle et le retour aux origines qui le caractérise. Il s’agit de l’antériorité génétique et de la plus grande généralité des notions topologiques les plus élémentaires par rapport aux concepts projectifs ou métriques.

Un deuxième résultat, qui renforce et complète ceux recueillis dans les études sur le bébé, mais aussi dans les travaux sur la genèse du nombre, des notions logiques de classe et d’ordre, et des autres catégories de la pensée, est le rôle capital des actions et des opérations dans l’acquisition des notions géométriques et dans l’intuition apriori d’un espace euclidien illimité, dans lequel l’adulte perçoit et se représente les placements et déplacements virtuels ou réels des contenus de cet espace.
    Pour reprendre, en la modifiant, une belle image de Bergson, l’espace est comme la trace laissée derrière elles par les activités intellectuelles et cognitives du sujet (toujours finalisées) lorsqu’il cerne ou produit les contours des objets et des phénomènes, tissant des liens entre ces contenus de sa perception et de son imagination, et agissant matériellement ou mentalement sur ces contenus pour les modifier ou changer ce qui est alors perçu par lui comme leurs liens (mettre à gauche de, mettre en haut de, etc.).
Piaget ne nie pas toutefois l’apport sensoriel; mais cet «élément sensible [...] se borne à servir de "signifiant", tandis que l’assimilation active et motrice construit les rapports eux-mêmes» (JP48b, pp. 532-533)

Un troisième résultat concerne la nature et l’importance des regroupements d’opérations auxquels procède l’enfant. Ces regroupements ne sont pas quelconques. Manifestant des lois de structure mathématique, ils ont pour effet de supprimer le caractère empirique, ad hoc et incertain des activités et des jugements spatiaux de l’enfant "préopératoire", et de permettre au sujet de penser l’espace avec plus d’efficacité et d’économie .

"Intra", "inter" et "trans"...

Dans l’un de ses derniers travaux (JP83b), en collaboration avec Garcia, Piaget a repris ses anciennes études sur la genèse de la représentation spatiale chez l’enfant, pour mettre en évidence le cheminement suivi par la pensée spatiale lors du passage du préopératoire à la maîtrise des opérations spatiales, cheminement qui paraît être le même que celui suivi par le développement de la science géométrique, depuis les grecs jusqu’au vingtième siècle.
    – Cette pensée ne prend d’abord en considération que les propriétés "intrafigurales" des objets.

    – Dans un second temps, des rapports "interfiguraux" sont établis entre les objets, rapports que permet la construction progressive de l’espace unique, et aux propriétés euclidiennes, dans lequel l’enfant opératoire place les objets, les rapporte les uns aux autres, et considère leurs déplacements.

    – Enfin une dernière étape se manifeste par la capacité qu’acquiert l’enfant de mettre en rapport non plus seulement des objets au sein d’un espace, mais divers espaces représentés. C’est la période "transfigurale", lors de laquelle les structures sont coordonnées les unes aux autres (ce qui nécessite des compétences combinatoires propres à la pensée formelle).
Ce mouvement décisif par lequel l’enfant passe de "l’intra", vers "l’inter", puis vers le "trans", se verra d’ailleurs reconnu comme étant d’une portée dépassant largement la question de l’espace, puisque Piaget et Garcia y verront même une alternative à la célèbre forme "thèse, antithèse, synthèse" que le philosophe Hegel avait proposé comme moteur de tous les processus évolutifs.

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Introduction aux expériences

Comment l’enfant se représente-t-il l’espace, et comment procède-t-il pour mesurer les longueurs spatiales?

La réponse à ces questions sera apportée dans les deux livres sur la représentation spatiale (JP48b) et la géométrie spontanée (JP48a) chez l’enfant, au terme d’un grand nombre d’expériences spécialement choisies pour mettre en évidence les compétences spatiales des enfants entre deux et douze ans.

Ces deux ouvrages sont, avec les trois volumes de l’introduction à l’épistémologie génétique (JP50), l’une des meilleures illustrations qui soient de l’extraordinaire esprit systématique et de synthèse qui caractérise Piaget, ce qui n’empêche pas celui-ci de démontrer par ailleurs une solide capacité d’analyse dans ses nombreuses observations et interprétations des conduites et des affirmations des enfants et des adolescents.

Mentionnons dans cette introduction quelques-unes des nombreuses situations expérimentales utilisées pour révéler les compétences spatiales des enfants (des indications plus précises sont apportées si nécessaires lors de la description de quelques-unes des conduites choisies pour illustrer les différents stades).

Quelques exemples de problèmes posés aux enfants

C’est à travers l’examen de la façon dont l’enfant reconnaît et dessine des formes spatiales ou des déplacements que ses capacités générales de représentation spatiale sont d’abord dégagées.
    En demandant par exemple à l’enfant de dessiner des objets (étoiles, carrés, cercles, etc.) qu’il peut palper et non pas voir, et en étudiant ses gestes de palpation et ses dessins il est possible d’inférer sa représentation spatiale de ces objets. Ce sont les expériences dites de "stéréognosie".
D’autres expériences servent ensuite à étudier la notion que les enfants de différents niveaux se font des propriétés de base propres aux trois types généraux de rapports spatiaux: topologique, projectif, et enfin euclidien (ce dernier étant il est vrai un cas particulier, mais psychologiquement privilégié, d’espace métrique).
    L’expérimentateur demande par exemple à l’enfant de dessiner la surface de l’eau se trouvant dans un bocal incliné sans qu’il ne puisse la voir (fig. 12); ou encore il demande à l’enfant de placer une poupée en différent endroits d’un paysage B, cela de telle manière qu’elle occupe la même place qu’une poupée similaire placée, elle, sur un paysage A identique à B, après que l’on ait fait faire une rotation de cent quatre-vingts degrés à B (fig. 13).
Enfin, la plus grande partie du second volume sert à l’examen des conduites et des connaissances qui se rapportent à la mesure spatiale ou qui en sont la condition.
    Pour étudier leur développement, le psychologue demande par exemple à l’enfant de construire une tour de même volume («où il y ait autant de place») qu’une autre tour, mais de forme plus allongée (fig. 14).
En tout, près d’une quarantaine d’expériences portant sur la représentation ou sur la mesure spatiales sont utilisées et présentées dans les deux ouvrages de 1948. Cette multiplicité des expériences révèle la multiplicité des facettes de l’espace et de sa notion. Elle montre aussi comment c’est d’un faisceau de résultats convergents que Piaget extrait ses conclusions les plus générales sur la construction de l’espace représentatif.

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[…] le sujet ordonne son temps propre en utilisant le temps physique dans lequel il intègre ses actions comme il ordonne le temps physique en utilisant sa mémoire et son activité d’organisme participant, à titre d’élément parmi les autres, aux modifications du milieu ambiant.