Fondation Jean Piaget

Stade 3: Opérations topologiques, projectives et euclidiennes

Des préopérations aux opérations
Les opérations topologiques
Les opérations projectives
Les opérations euclidiennes
Les opérations métriques
Interdépendance des espaces topologiques, projectifs et euclidiens


Des préopérations aux opérations

Le troisième stade, qui commence vers six à sept ans environ pour ce qui est des notions les plus élémentaires, se caractérise par la construction progressive des groupes d’opérations qui va se traduire par l’apparition de l’intuition d’un espace homogène, unique et illimité, dans lequel et par rapport auquel l’enfant va concevoir les rapports spatiaux entre objets ou entre parties d’un objet, et par rapport auquel il va représenter le déplacement et le positionnement des objets.

Les opérations qui apparaissent au cours de ce stade n’émergent pas du néant. Elles sont le prolongement de "préopérations" (ou de l’intériorisation des actions spatiales) dont les enfants du second stade avaient déjà connaissance et qu’ils savaient déjà utiliser. Ces enfants avaient déjà les notions représentatives de déplacement, de partition, de dépassement, d’addition, de soustraction, etc.
    Pour prendre un seul exemple, un enfant de cinq ans sait bien en effet que pour augmenter la longueur ou la surface d’un objet, il faut lui ajouter une longueur ou une surface.
Mais ces "opérations", résultant de l’intériorisation d’actions réelles sur les objets, ne pouvaient se traduire en une maîtrise opératoire des représentations spatiales, dans la mesure où elles n’étaient pas regroupées entre elles et dans la mesure où elles restaient constamment attachées aux effets empiriques particuliers qu’elles produisaient.

Ainsi, lorsque partant d’une opération, l’enfant du second stade devait penser à l’opération contraire contrebalançant l’effet de la première pour résoudre une certaine tâche (par exemple construire un ordre inverse) ou pour répondre correctement à une question de conservation, cet enfant échouait parce que, précisément, il n’avait pas le savoir lui permettant de coordonner adéquatement ces opérations, ni même l’idée de l’existence d’une coordination adéquate (à la question de savoir si l’on peut représenter des rails parallèles fuyant à l’horizon, cet enfant pouvait répondre en niant la possibilité d’une telle représentation).

Quelles sont donc les opérations et regroupements d’opérations qui permettent à l’enfant de résoudre les multiples tâches auxquelles le psychologue le confronte (des problèmes qui sont au demeurant souvent proches de ceux auxquels les enfants peuvent se trouver confrontés lors de leurs interactions avec autrui ou avec les objets, notamment au cours de jeux de construction, ou au cours de situations où il s’agit de décrire à autrui un certain trajet, etc.)?

Ces groupements et groupes d’opérations qui apparaissent sur les trois plans du topologique, du projectif et de l’euclidien sont multiples. Ces actions que nous faisons subir à notre représentation de l’espace sont largement inconscientes dans la mesure où elles ne nous posent plus de problème.

Même si l’exercice peut paraître un peu abstrait, il est intéressant d’en donner une image assez exhaustive des opérations géométriques, d’une part parce qu’une telle image illustre la forme d’esprit systématique que Piaget a hérité de son apprentissage en histoire naturelle, et d’autre part parce qu’elle permet de se faire une idée au moins approximative de l’extraordinaire complexité de l’intelligence spatiale de l’enfant.

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Les opérations topologiques

En ce qui concerne les opérations topologiques, on peut, à titre d’exemples, mentionner celles nécessaires à la résolution de la construction de l’ordre inverse (dans le problème de la fabrication du collier; fig. 15).

La composition des voisinages

L’enfant de ce stade sait composer les voisinages, comme il sait sérier sur le plan de la logique concrète des baguettes de grandeurs différentes. Il sait que la voisine à droite d’un élément d’une série devient dans l’ordre inverse la voisine à gauche du même élément.

Ayant placé une perle du collier, il sait d’avance que pour trouver la couleur de la perle suivante, il devra parcourir dans l’ordre inverse le modèle jusqu’au correspondant de la perle placée et trouver le voisin du correspondant dans l’ordre inverse ainsi parcouru.

On voit dans cet exemple que trouver le voisin d’un élément est une action que l’enfant réalise et connaît bien avant d’atteindre le troisième stade.

Mais ce qui apparaît à ce niveau, c’est le regroupement de l’action de chercher le voisin dans un certain ordre avec l’action de chercher le voisin dans l’ordre inverse.

Bien qu’aucune question en ce sens ne semble avoir été posée dans les travaux de Piaget et Inhelder sur la représentation spatiale, il est de plus vraisemblable que les enfants de six ans et plus parviennent sans difficulté à additionner les relations de voisinage de telle sorte que le rapport de voisinage du voisin le plus à gauche d’un élément soit conçu comme la somme des rapports de voisinage que lui-même et que chacun des voisins intermédiaires a avec son voisin de droite.

Partition et addition partitives

Parmi les autres opérations topologiques élémentaires se trouvent encore les opérations de partition et d’addition partitive, qui serviront de base aux opérations de partition et d’addition utilisées en géométrie métrique.

L’enfant de six ou sept ans sait qu’il peut décomposer une totalité en parties (finies) et recomposer cette totalité, même si ce savoir, sous la forme acquise à ce stade, est encore insuffisant pour que soit présente la notion opératoire du continu (il croit en effet qu’il n’est pas possible de diviser une ligne ou une surface en un nombre plus grand que cinq cent parties, par exemple).

Le lien ainsi établi entre un tout et ses parties au moyen des opérations inverses de partition et d’addition partitive joue-t-il un rôle dans la genèse de notion de substance (étudiée dans le chapitre sur les quantités physiques)?

Même si Piaget et Inhelder ne soulèvent pas cette question dans leur étude sur l’espace représentatif, le lien qu’ils établissent entre ces opérations, dont l’achèvement conduira au quatrième stade à l’intuition opératoire du continu, et les intuitions atomistiques qui sous-tendent la pensée physique de l’enfant, incite à le croire (ces intuitions sont examinées dans l’ouvrage sur le développement des quantités physiques chez l’enfant, JP41a).

Autres groupements d’opérations

Un troisième et un quatrième groupements d’opérations topologiques intervenant de manière plus ou moins explicite dans les réponses des enfants au problème de l’ordre linéaire ou de l’ordre cyclique portent sur les rapports de réciprocité des voisinages, ainsi que sur les relations symétriques d’intervalle (l’enfant sait que tels éléments se trouvent "entre" tels autres éléments, la relation "entre" étant symétrique).

Aux opérations additives s’ajoutent enfin les multiplications bi-univoques d’éléments ou de relations, ainsi que les multiplications co-univoques d’éléments ou de relations. Ce sont ces opérations multiplicatives qui permettent à l’enfant de traiter les problèmes de franchissement de frontière, ou de reconnaître les correspondances bi-continues entre des formes topologiquement identiques.

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Les opérations projectives

Alors qu’il est parfois difficile de prendre connaissance des opérations topologiques qui sous-tendent les solutions données par l’enfant du troisième stade aux problèmes topologiques que lui pose le psychologue (cela pour la bonne raison que la topologie est une science qui défie l’intuition géométrique de l’adulte non mathématicien), les regroupements d’opérations qui concernent les problèmes projectifs et métriques sont un peu plus aisés à appréhender.

Les groupements additifs

La géométrie projective concerne les modifications des formes et des rapports qui proviennent soit du changement de point de vue par rapport à des objets, soit de la projection de la forme de ces objets sur un plan.

(1) Constitutive d’un premier groupement, l’opération additive consiste à ajouter les éléments vus d’un certain point de vue, et son inverse, la soustraction, à rendre invisibles des éléments en les masquant par d’autres éléments. En ajoutant ou en enlevant (en pensée ou réellement) des éléments visibles d’un certain point de vue, le sujet rend invisibles ou visibles d’autres éléments.

(2) Un second groupement trouve sa représentation prototypique dans la conception de l’ordre linéaire. La droite, élément de base de la géométrie projective, implique la connaissance des relations entre éléments de cet ordre.

La conduite de la visée que les enfants de ce stade inventent spontanément, et qui consiste à masquer d’une certaine façon les points d’un objet pour reconnaître le caractère rectiligne de cet objet ou pour aligner des objets, est l’un des signes les plus évidents de la compréhension des relations projectives intervenant au sein d’une droite ou entre objets alignés.

(3) Un troisième groupement qui intervient dans les réponses des enfants est celui de la réciprocité des perspectives (un élément "gauche" auquel s’ajoute un élément "droite", pour un certain point de vue, devient pour le point de vue réciproque l’élément "droite" auquel s’ajoute le "gauche").

(4) Un quatrième groupement concerne les relations symétriques d’intervalles. Il permet à l’enfant de comprendre et d’anticiper le fait que les éléments compris dans un intervalle le restent lors de l’inversion du point de vue.

Les groupements multiplicatifs

Les autres groupements d’opérations qui permettent la maîtrise complète des rapports projectifs au niveau de la représentation spontanée de l’espace concernent:

(5) La multiplication bi-univoque des éléments (qui permet d’établir les trois dimensions de l’espace projectif par multiplication de droites, aboutissant à des plans, et par multiplication de plans, aboutissant à cet espace);

(6) La multiplication des relations (qui permet de mettre en rapport les éléments de cet espace les uns par rapport aux autres, de considérer par exemple que, par rapport à tel point de vue, tel objet est à la fois à gauche, derrière et en haut de tel autre objet);

(7) La multiplication co-univoque des éléments;

(8) La multiplication co-univoque des relations (multiplications par exemple des travées et des rails, ainsi que des relations entre ces éléments, qui permettent à l’enfant de concevoir, ne serait-ce que qualitativement, et non pas quantitativement, le rapetissement progressif des travées au fur et à mesure qu’elles s’éloignent du point de vue de l’observateur).

"L’amnésie psychogénétique"

Enoncées verbalement, ces opérations de multiplication apparaissent certes abstraites. Mais quel adulte ne se souvient-il pas de la fascination qu’il a pu avoir pour ces dessous de plats, composés de barres que l’on peut allonger ou rapetisser en éloignant ou en rapprochant de soi l’un des deux sommets, ou encore pour les mètres pliants. Quelle est la raison d’une telle fascination? Peut-être tient-elle dans le fait qu’enfants nous cherchions à étudier et à comprendre ces transformations et leurs effets?

Adultes, nous oublions le nombre considérable d’observations, de mises en relations, de transformations appliquées aux objets dans le but de comprendre leurs propriétés spatiales. C’est ce que Papert a appelé, de manière excellente, "l’amnésie psychogénétique". L’intelligence spatiale que nous avons alors construite, et qui est part de nous-mêmes, continue à organiser nos actions et nos représentations. Nous ne sommes plus capables d’en prendre conscience, sinon en passant, comme Piaget l’a fait, par le détour de l’enfant et de l’analyse logique et mathématique des conduites.

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Les opérations euclidiennes

Les opérations additives

Les opérations euclidiennes les plus simples consistent à ajouter ou enlever une partie à un objet ou à une figure spatiale, cet ajout ou cette suppression étant par ailleurs rapporté à l’espace unique et homogène conçu par la pensée opératoire. D’autres opérations de base consistent à agir sur l’ordre de placement des objets dans cet espace. Enfin, d’autres opérations, multiplicatives cette fois, consistent à composer chacune de ces deux familles d’opérations de base selon de multiples dimensions.

Les recherches sur la représentation spatiale ont conduit ainsi Piaget à distinguer huit groupements réunissant chacun les différentes familles d’opérations utilisées par l’enfant pour organiser l’espace euclidien (étant entendu que la résolution d’un problème spatial fait forcément intervenir des opérations appartenant à des familles différentes: on ne peut, par exemple, ajouter une surface à une autre sans introduire, en arrière-plan tout au moins, un ordre de placement de ces surfaces dans l’espace).

(1) Un premier groupement d’opérations est ainsi composé des opérations additives (et de leur inverse). Ce sont elles qui permettent à l’enfant de conclure à la conservation lorsque l’on modifie une longueur ou une surface (le volume soulève un problème particulier dont la solution n’apparaîtra qu’au quatrième stade).

(2) Un deuxième groupement réunit les opérations portant sur l’ordre de placement des objets dans l’espace.

(3) Un troisième groupement concerne l’ordre dans lequel on peut effectuer des opérations additives d’éléments (l’enfant pense l’ordre dans lequel il peut effectuer ses opérations addititves de surface, par exemple). L’enfant peut partir d’un élément de référence, ou bien partir d’un autre. Il sait que cela aboutit au même résultat final: il y a réciprocité des références.

(4) Un quatrième groupement concerne l’emboîtement des intervalles. Que l’on parcourt une distance dans un sens ou dans le sens inverse, la relation symétrique d’intervalle qui sépare les deux points, donc leur distance, ne varie pas.

Les opérations multiplicatives

Enfin, pour l’espace euclidien comme pour les espaces topologiques (internes aux objets ou aux groupes d’objets) et projectifs, il faut encore considérer quatre groupements d’opérations multiplicatives:

(5) La multiplication bi-univoque des éléments (qui engendre une surface ou un volume selon que l’on considère la multiplication de deux ou de trois séries linéaires d’éléments ) ;

(6) La multiplication des relations (qui constitue un système de coordonnées permettant de situer les objets dans le plan ou dans l’espace) ;

(7) La multiplication co-univoque des éléments ;

(8) Et finalement la multiplication co-univoque des relations (qui intervient dans la compréhension qualitative du théorème de Thalès; cf. JP48b, pp. 415-416).

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Les opérations métriques

Il est important de constater que les opérations projectives et euclidiennes ne font pas forcément intervenir la notion de quantité extensive. L’enfant du troisième stade peut résoudre toute une série de problèmes par la seule considération des rapports qualitatifs (quantité intensive). Par exemple, une baguette égale à une autre, et à laquelle on ajoute une partie, devient plus longue que l’autre baguette quelle que soit la longueur exacte de la partie que l’on ajoute.

Comment se fait le passage aux opérations proprement métriques? La notion clé est ici celle de l’unité de mesure. L’enfant de ce stade à qui l’on demande de construire une tour de même grandeur qu’une autre déjà construite saura prendre parmi les éléments qu’il a à disposition un objet qu’il utilisera comme mesurant, en le reportant le nombre de fois qu’il est nécessaire sur le modèle, et en tenant compte du reste s’il y en a un.

La synthèse des opérations de partition et de déplacement

Comment acquiert-il la notion d’unité de mesure? Par une synthèse des opérations de partition et de déplacement qui est l’équivalent, sur le plan de l’infralogique (c’est-à-dire du continu et des opérations géométriques) de ce qu’est la synthèse de l’addition et de la sériation logiques sur le plan de la construction du nombre.

Cette synthèse ne se fait pas d’un seul coup; elle passe par une étape préalable qui consiste à coordonner de façon purement qualitative, donc sans la notion d’unité, les opérations de partition et de déplacement:
    L’enfant choisit par exemple un objet plus grand que la tour qu’il doit construire, le plaque sur le modèle, partitionne le mesurant, en marquant un trait là où s’arrête le modèle, puis transporte ce mesurant jusqu’à l’emplacement de la tour à construire, et édifie celle-ci en s’arrêtant à la hauteur du trait.
La notion d’unité une fois acquise, elle s’étendra à tous les groupements projectifs et euclidiens, transformant les additions et multiplications quantitatives intensives (c’est plus long parce que cela dépasse...) en additions et multiplications proprement métriques (cela dépasse de tant).

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Interdépendance des espaces topologiques, projectifs et euclidiens

Pour conclure ce chapitre dont la longueur reflète celle des ouvrages consacrés par Piaget et ses proches collaboratrices à la représentation spatiale, notons que les espaces topologiques, projectifs et euclidiens progressivement maîtrisé par l’enfant à partir de six ou sept ans ne sont pas indépendants les uns des autres.

Outre le fait que l’espace et les rapports topologiques constituent le point de départ de la construction des espaces et des rapports topologiques, et que de plus, comme le démontreront les géomètres, les espaces euclidiens et projectifs peuvent être traduits l’un dans l’autre, il y a par ailleurs un entremêlement constant de la considération des trois espaces dans la notion unique que l’enfant se fait de l’espace représentatif dans lequel il se situe et dans lequel il situe les objets.

Analyse des structures, analyse du fonctionnement

C’est pour les besoins de l’analyse génétique et structurale que Piaget et Inhelder ont considéré les choses successivement. Mais il est clair qu’une analyse du fonctionnement devrait en quelque sorte "recoller les morceaux"!

Les problèmes auxquels sont soumis l’enfant nécessitent d’ailleurs pour leur résolution des opérations multiples, ne provenant pas d’un seul groupement d’opérations:
    Soit par exemple le problème de la sériation logique des baguettes, qui a certes été posé aux enfants pour étudier le développement de leur compétence logique et non pas géométrique. Sa résolution n’en fait pas moins intervenir des opérations de géométrie euclidienne, ainsi que de géométrie projective, par exemple l’opération d’alignement des sommets des baguettes.
Ce recours forcé à des opérations appartenant à des groupements variés d’opérations nempêche pas que chacun des problèmes auxquels ont été confrontés les enfants a été créé pour rendre le plus explicite possible le groupement d’opérations qui était alors l’objet d’attention et de recherche du psychologue généticien.

Nous insistons simplement ici sur une forme de complexité des conduites spatiales que l’analyse génétique et structurale classique pouvait laisser dans l’ombre, afin de souligner le caractère ouvert et toujours actuel des anciennes recherches.

Bien des questions et des analyses restent à être soulevées et réalisées pour comprendre de façon plus précise comment les différentes opérations, et les notions qui les accompagnent, interviennent dans les conduites du sujet et les guident.

Aussi impressionnants que soient les résultats des recherches classiques, ils sont loin de clore l’interrogation génétique. Des recherches complémentaires restent à entreprendre en ce qui concerne la co-intervention des groupements et groupes d’opérations spatiales, logiques et arithmétiques, dans la résolution des problèmes spatiaux que l’enfant est amené à résoudre, non seulement dans le contexte des recherches du psychologue ou dans le contexte scolaire, mais également lors de ses activités spontanées.

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L’expression «en même temps» n’a aucune signification pour [l’enfant préopératoire], parce qu’il n’existe pas encore de «même temps» pour des mouvements différents. Cela ne signifie naturellement pas que l’enfant soit relativiste: il l’est au contraire si peu qu’il ne parvient pas à coordonner deux points de vue, sitôt que les vitesses diffèrent, et son temps propre est, non pas celui d’Einstein, mais celui dont Aristote avait fait l’hypothèse à propos des mouvements distincts.