Fondation Jean Piaget

Découverte de la philosophie

La philosophie religieuse
La philosophie de la vie
La recherche d’une philosophie personnelle


La philosophie religieuse

L’activité philosophique a certainement débuté avant 1911 chez le jeune Piaget. Comme tout adolescent, il a dû s’interroger sur les graves questions que soulève l’existence humaine. Mais un élément va en 1911 donner une toute autre portée à ces réflexions spontanées: l’instruction religieuse que sa mère, en bonne protestante, a voulu que son fils suive avant ses seize ans.

Jusqu’alors il est à peu près certain que l’adolescent vivait une foi paisible et spontanée, basée sur une croyance en Dieu peu formulée. Ses activités en histoire naturelle devaient conforter cette croyance, cette discipline reposant, de par son passé, sur la conviction encore partagée par Paul Godet et d’autres naturalistes de la fin du dix-neuvième siècle, selon laquelle l’ordre biologique résultait d’un acte de création divin. Vu le rôle tenu par Godet dans les premières années de formation de la pensée scientifique de Piaget, on n’a aucune peine à imaginer que celui-ci accueillait sans problème les propos de son maître qui, dans une lettre de 1909, lui écrivait qu’il priait Dieu de «soulager promptement» son jeune protégé alors malade (JJD90, p. 18; doc. 15).

Il est pourtant évident que, la biologie ayant connu les transformations que l’on sait, le choc entre l’activité naturaliste de l’adolescent et la croyance religieuse ne pouvait être évité. En lui demandant en 1911 de suivre un cours d’instruction religieuse, sa mère n’a fait que précipiter ce choc. Le Dieu dans lequel croyait sans trop y réfléchir le jeune Piaget était celui de Lamarck ou des philosophes du dix-huitième siècle, rien d’autre qu’un Créateur aux contours imprécis. Celui que l’homme d’église lui présentait était celui des livres sacrés. Quelle que soit la largeur du fossé existant entre la croyance spontanée et la croyance enseignée par le catéchisme, le seul fait de chercher à faire connaître à l’adolescent la position de l’église ne pouvait manquer de faire naître l’inquiétude religieuse chez ce dernier.

Que le premier problème philosophique qui va préoccuper l’adolescent soit celui des rapports entre science et religion, et d’abord celui de trouver une foi religieuse qui s’accorde avec la forme d’esprit et les connaissances acquises en histoire naturelle, n’est ainsi nullement étonnant. Les hommes d’église et les savoirs religieux dont ils s’affirment dépositaires devaient apparaître comme des choses bien étranges pour un jeune malacologiste qui savait toute la difficulté qu’il y a d’établir des classifications de mollusques qui obtiennent l’assentiment des spécialistes. Il y avait là un défit pour son entendement et c’est donc avec le plus grand sérieux que l’adolescent recherchera une approche et une conception religieuses adaptées à sa croyance spontanée.

La philosophie religieuse de Sabatier

Il obtiendra une première réponse à peu près satisfaisante dans un ouvrage de Sabatier sur "La philosophie de la religion fondée sur la psychologie et l’histoire" trouvé dans la bibliothèque paternelle (ouvrage publié en 1897). Son auteur, théologien français appartenant au courant du protestantisme libéral, avait, à la fin du dix-neuvième siècle, élaboré une conception conciliant lévolutionnisme biologique et la foi chrétienne, dans l’objectif déclaré d’éviter aux jeunes croyants de l’époque un conflit souvent destructeur entre les exigences scientifiques et religieuses.

En prenant appui sur les données historiques et sur l’examen du sentiment religieux, Sabatier concluait non seulement que les dogmes n’avaient rien de figés, mais qu’ils n’étaient que de simples symboles exprimant plus ou moins adéquatement la tension religieuse qu’abrite une conscience humaine sensible au fossé séparant le réel de l’idéal. Par sa généralité, la définition de la religion à laquelle aboutissait son enquête ne pouvait que satisfaire le jeune Piaget: «C’est un rapport conscient et voulu, dans lequel l’âme en détresse entre avec la puissance mystérieuse dont elle sent qu’elle dépend et que dépend sa destinée»; et Sabatier poursuivait: «Ce commerce avec Dieu se réalise par la prière» (in JJD84, p. 219). Ce que découvrait ainsi l’adolescent, c’est une philosophie religieuse qui, en l’occurrence, était une synthèse harmonieuse entre le besoin de croire d’un côté, et des données historiques et psychologiques de l’autre.

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La philosophie de la vie

La solution, au moins provisoire, du rapport entre la science et la religion apportée par la philosophie religieuse de Sabatier aurait peut-être clôt la réflexion philosophique de l’adolescent si une deuxième intervention ne l’avait une nouvelle fois en partie détaché de l’activité malacologique, qui seule l’intéressait vraiment en 1911-12.

En 1912, après que Rebecca Piaget ait incité son fils à suivre un cours d’instruction religieuse, ce fut au tour du parrain de l’adolescent, Samuel Cornut, de s’inquiéter de sa passion trop exclusive pour l’histoire naturelle. Décidé à compléter son éducation, il l’invita à passer ses vacances d’été avec lui au lac d’Annecy. Bien sûr son filleul, qui accepta l’invitation, ne manqua pas de passer une partie de son temps à son activité favorite, la recherche de mollusques. Il en profita même pour écrire un article sur la malacologie du lac d’Annecy qui fut publié dans une revue savoisienne. Mais par ailleurs il allait se promener avec son parrain qui utilisa ces moments privilégiés pour lui parler de l’évolution créatrice de Bergson.

Dans son autobiographie, Piaget raconte comment la découverte de cette philosophie fut pour lui un choc à la fois émotif et intellectuel. Du côté émotif et religieux, Bergson apportait une solution plus radicale que celle que suggérait Sabatier : «l’identification de Dieu avec la Vie» (JP76a, p. 5). Quant au choc intellectuel, il résultait de la vision grandiose de la nature que la métaphysique bergsonienne proposait.

Samuel Cornut avait réussi. Avec "l’évolution créatrice", ce n’est plus la solution d’un conflit passager entre la religion chrétienne et la science que le jeune Piaget découvrait, mais un essai beaucoup plus fascinant de découvrir la nature de la réalité biologique, et de la réalité tout court. Que celle-ci puisse de plus être identifiée à Dieu, voilà certes qui ne pouvait que renforcer cette fascination. Mais c’est d’abord par sa dimension métaphysique que la philosophie bergsonienne contribua à modifier l’évolution cognitive de l’adolescent.

Une nouvelle passion: la philosophie

A seize ans le jeune Piaget connaissait ainsi sa première mue intellectuelle. La passion exclusive pour la malacologie se doublait d’une nouvelle passion, celle de la philosophie, et d’un nouveau regard, plus vaste, sur la réalité. Il mit dès lors autant de sérieux et de conviction à oeuvrer dans ce domaine qu’il l’avait fait et continuait à le faire pour l’étude des mollusques, qui devint d’ailleurs peu à peu étude du problème biologique de l’adaptation et de l’évolution.

Au reste la passion pour la biologie et la passion pour la philosophie ne tardèrent pas à se rapprocher, sinon à s’unir. La raison de ce rapprochement est simple. D’abord Piaget avait trop bien intégré la démarche scientifique pour qu’il puisse adopter l’approche bergsonienne basée sur une sorte de saisie immédiate de la réalité biologique. C’est donc dans le même esprit scientifique que celui acquis en malacologie qu’il souhaite aborder les thèmes de recherche découverts lors de la lecture de "L’évolution créatrice" de Bergson. Mais là réside précisément le deuxième facteur.

La métaphysique bergsonienne a cela de passionnant pour son jeune lecteur qu’elle lui révèle l’étendue de la réalité biologique. L’évolution des espèces est un aspect important de cette métaphysique, mais elle n’est qu’un aspect de l’évolution générale, qui contient en outre un chapitre auquel Piaget consacrera plus tard l’essentiel de ses efforts de recherche: l’évolution de l’intelligence et des connaissances. Ce que Bergson croit en effet pouvoir découvrir en embrassant dans une seule intuition l’évolution dans toute sa généralité, cosmique aussi bien que biologique, c’est ce qu’il appelle l’élan vital, qui est aussi conscience créatrice.

Mais dès lors, perçu à travers la métaphysique bergsonienne, l’objet de la biologie, c’est-à-dire l’objet de cette science que commence à s’approprier l’adolescent en 1912-1913, va bien au-delà de la réalité biologique au sens étroit du terme. Etudier la réalité biologique, c’est aussi, entre autres choses, étudier l’évolution des idées.

Une première étude sur l’évolution des idées

Il faudra plusieurs années à l’adolescent pour assimiler dans toute son étendue le projet saisi pour la première fois à travers la lecture de Bergson: élaborer une théorie biologique générale de l’évolution. Il essayera pourtant très vite de résoudre le problème de l’évolution des idées, que lui a inspiré cette lecture.

La première tentative réalisée dans ce sens est une étude comparative des thèses de Sabatier et de Bergson, rédigée vers 1913 et publiée en 1914. Ce travail, qu’il soumet à son maître A. Reymond, exprime très bien l’état d’esprit intellectuel de l’adolescent.

Se passionnant pour des problèmes qui sortent du champ strictement biologique, en l’occurrence celui de l’évolution des idées, il tente aussitôt de l’aborder en lui appliquant et en y adaptant les questions et les méthodes acquises en malacologie. De là naissent ses premiers pas sur le terrain de la psychologie, auquel appartient en effet, autant par ses questions et ses méthodes, que par les notions explicatives utilisées, le travail comparatif sur "Bergson et Sabatier". Nous n’avons donc pas à examiner ici ce dernier, mais seulement à constater que la philosophie joue bien en cette circonstance le rôle de matrice des sciences que, entre autres fonctions, Piaget lui attribuera bien plus tard dans "Sagesse et illusions de la philosophie" (JP65b).

Pourtant l’ébauche de psychologie évolutionniste présentée dans "Bergson et Sabatier" reste une tentative isolée. C’est que Piaget, qui vient de s’ouvrir à la philosophie et à des sciences telles que la psychologie, la sociologie, mais aussi la biologie "théorique", est encore fort ignorant dans tous ces domaines, comme le montrent les écrits biologiques de 1913-1914. En plus des recherches de malacologie alors poursuivies, il va consacrer la plus grande partie de son temps à lire les ouvrages de philosophie "scientifique" ou "positive", dont le système de philosophie de Spencer, mais aussi de psychologie, de sociologie et de biologie "théorique", et à écrire dans de nombreux cahiers (JP65b, p. 5) les nombreuses idées qui s’entrechoquent dans son esprit.

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La recherche d’une philosophie personnelle

Hormis le texte sur Bergson et Sabatier, qui relève plus de la psychologie de l’évolution des idées que de la philosophie, et un texte sur "La mission de l’idée" rédigé en 1915, il n’existe que peu de traces connues des notes, des réflexions et des esquisses théoriques que Piaget a certainement rédigées au fil de ses lectures et des cours de philosophie, de logique et de psychologie donnés par Reymond au gymnase. L’autobiographie nous apprend pourtant que, pendant cette période, le jeune philosophe a rédigé un premier essai «assez fruste» – "l’Esquisse d’un néopragmatisme" – dans lequel il proposait la thèse de l’existence d’une logique de l’action prenant le contre-pied de l’anti-intellectualisme de Bergson (JP76a, p. 6).

Il est possible que l’on découvre dans le futur la trace écrite de ce véritable "chantier intellectuel" que dut être la pensée philosophique de Piaget vers 1913-1915. Mais les quelques indications autobiographiques dont nous disposons sont déjà fort instructives. Elles montrent comment l’auteur a progressé d’un véritable enthousiasme pour la philosophie un peu mystique de Bergson, vers une position plus proche des nombreux philosophes de la fin du dix-neuvième siècle qui, s’inspirant des thèses de Spencer, ont tenté de proposer des théories de l’évolution en partie inspirées par les nombreux faits mis en évidence par les savants.

Ce que l’on sait aussi, grâce au texte étonnant sur "La mission de l’idée" publié en 1916 et grâce aux indications autobiographiques, est que l’intense effort accompli par lui pendant cette période a entraîné en 1915 une crise sérieuse qui l’a contraint à passer près d’une année à la montagne. La découverte de la philosophie, et de sciences comme la psychologie et la sociologie, remettait totalement en cause les croyances spontanées, religieuses en particulier, que les années d’activité en histoire naturelle n’avaient fait que conforter, et cette remise en cause ne s’est pas faite sans douleur.

"La Mission de l’idée"

Tous les textes publiés par Piaget, à l’exception de celui de 1907 sur le moineau albinos qui est de la plume d’un enfant, offrent une unité de style et d’approche étonnante. Même "Recherche" (JP18), sorte de roman philosophique et autobiographique, ne détonne pas du reste de l’oeuvre. Seule "La mission de l’idée", de 1915, rompt cette unité.

Bien que comportant des affirmations qui expriment la progression de la pensée philosophique de l’auteur, ce texte, au ton prophétique et religieux, est une violente remise en question de tous les conservatismes. Le modèle qui guide ici Piaget n’est autre que la vie du Christ, une vie qui, elle aussi, s’en est prise aux formes de religion et aux valeurs établies.

Il est évident d’ailleurs que la guerre qui ravageait alors l’Europe ne pouvait qu’aggraver la révolte de l’adolescent, dont l’origine première tient d’abord, pourtant, au grave conflit intellectuel et personnel vécu par l’auteur, à l’impossibilité de conserver les anciennes croyances, ou l’alliance spontanée entre le jeune croyant et l’univers paisible de l’histoire naturelle.

En dépit de son ton qui peut laisser songeur (comme par exemple cette description de l’église à venir: «humanité véritable, vaste accord où vibreront les notes particulières de nos âmes exaltées», in JJD84, p. 390), "La mission de l’idée" contient une série d’affirmations fort instructives sur la progression de la pensée de son auteur. "L’idée mène le monde", nous dit-il. Il convient dès lors de remplacer les idées égoïstes sur lesquelles sont bâties les sociétés actuelles, dont la guerre est la conséquence, par des idées basées sur l’harmonie et sur l’équilibre des forces en présence.

On trouve dans ces lignes et dans d’autres non seulement l’écho des métaphysiques que lit alors Piaget, celles de Spencer et de Fouillée notamment, mais une anticipation des thèses qu’il sera amené à proposer en 1916-1917, et qui sont elles-mêmes le point de départ diffus du futur constructivisme.

L’assimilation des systèmes de philosophie

Citons un seul passage, tiré de "Recherche", dans lequel Piaget, à travers l’histoire de Sébastien, personnage central de ce roman philosophique, décrit le parcours intellectuel et religieux vécu tout au long de son adolescence. L’auteur y raconte comment Sébastien a accueilli la métaphysique de Fouillée, notamment la thèse des "idées-forces" selon laquelle celles-ci agissent sur la réalité en guidant son évolution: «Un moment séduit, Sébastien reconnut cependant vite le vice de ce raisonnement. Fouillée [...] était trop peu positif [...] Oui certes l’idée est la loi de la vie organique, mais ce n’est pas de l’idée comme état de conscience qu’il s’agit, c’est de l’idée comme groupement particulier de forces. Le fait est une forme d’équilibre [..] l’idéal est un autre équilibre. Dès lors la construction de Fouillée ne demeure solide qu’à condition d’être rendue entièrement positive: autrement dit plus de philosophie autonome mais une science de la vie étudiant à la fois ces équilibres mécaniques et le jour intérieur sous lequel nous les distinguons» (in JJD84, p. 391).

En plus de nous montrer comment Piaget mettait en place dès 1914-1915 certaines idées qui, révisées, deviendront le centre de la future psychologie génétique, ce passage a l’intérêt d’illustrer la façon dont la pensée de Piaget se construit par assimilation et transformation des thèses qu’il recueille dans son environnement cognitif. On a là un des nombreux indices qui montrent la capacité de synthèse constructive grâce à laquelle Piaget a bâti son oeuvre.

C’est de la synthèse de notions et de conceptions trouvées auprès de nombreux auteurs (Spencer, Fouillée, Guyau, le Dantec, Bergson, etc.), que le jeune philosophe, dont la personnalité intellectuelle est par ailleurs profondément marquée par la formation en histoire naturelle, fera surgir une philosophie "scientifique" et morale, véritable point de départ de la construction de l’oeuvre à venir.

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La société, c’est l’ensemble des rapports sociaux. Or, parmi ceux-ci, deux types extrêmes peuvent être distingués : les rapports de contrainte, dont le propre est d’imposer de l’extérieur à l’individu un système de règles à contenu obligatoire, et les rapports de coopération, dont l’essence est de faire naître, à l’intérieur même des esprits, la conscience de normes idéales commandant à toutes les règles.

J. Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, 1932, p. 310