Fondation Jean Piaget

Recherches sur la perception, l’image et la mémoire

Recherches sur la perception et l’image mentale
Recherches sur la mémoire
Remarques finales


Recherches sur la perception et l’image mentale

Le point de départ des études des rapports entre l’intelligence d’un côté, la perception, puis l’image et la mémoire de l’autre, est évident. Lorsque vers le milieu des années trente Piaget analyse et rédige le résultat de ses observations sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice, il connaît depuis une dizaine d’années les travaux de la "Gestaltpsychologie". Qu’il ne les ait pas sérieusement considérés alors qu’il cherchait à connaître les structures de la pensée et de l’intelligence est la conséquence directe de la formation de sa pensée en logique et en épistémologie, bien plus poussée que celle des psychologues de la Gestalt. C’est cette formation qui explique qu’il ait eu tout au long de cette décennie «l’impression que, bien que la notion de Gestalt fût [...] adéquate aux formes inférieures d’équilibre [là où les formes de composition ne sont pas "additives"], elle n’expliquait pas le type de structure propre aux opérations logiques ou rationnelles» (JP76a, p. 14).

La raison des recherches sur la perception

Les psychologues de la Gestalt ayant généralisé leur explication des formes inférieures d’équilibre aux formes de l’intelligence, Piaget ne pouvait manquer de leur opposer sa propre explication opératoire. Mais il y a plus. En dépit de la concession que, dans son autobiographie, Piaget fait aux gestaltistes en affirmant que leur explication est "adéquate aux formes inférieures d’équilibre", il est évident que son excellente connaissance des thèses de Brunschvicg sur le rôle de l’activité du sujet dans la construction de la réalité perçue, de même que ses nombreuses observations sur la construction du réel chez Jacqueline, Lucienne et Laurent, ne pouvaient que le conduire à suivre tôt ou tard le mouvement inverse de celui accompli par les psychologues de la Gestalt, c’est-à-dire à étudier à son tour les structures perceptives et leur genèse.

Si tout conduisait Piaget à réaliser des études sur la genèse des formes perceptives, l’opportunité allait se présenter beaucoup plus vite qu’il ne pouvait alors l’imaginer.

En 1940 il est nommé à la chaire de psychologie expérimentale et au laboratoire de psychologie de l’université de Genève, où il peut compter sur un «collaborateur exceptionnel», M. Lambercier (JP76a, p. 19). A peine nommé, il lance un programme de recherche sur le développement des perceptions chez l’enfant, et cela avec certainement, dès le départ, l’idée de compléter les deux lacunes principales qu’il perçoit alors dans la théorie de la Gestalt, une théorie pour laquelle il a par ailleurs la plus grande sympathie intellectuelle dans la mesure où elle met au premier plan le rôle des organisations dans la vie psychologique.

Deux lacunes possibles dans la psychologie de la "Gestalt"

L’une de ces deux lacunes est le peu d’importance accordée au développement dans l’explication des formes perceptives. Pour le biologiste et le psychologue du développement qu’est Piaget, cette lacune saute aux yeux. Mais il y en a une seconde, qu’il décrit en 1937, lors de son intervention au onzième congrès international de psychologie où il expose ses travaux sur ses trois enfants: «dissociée de lactivité assimilatrice, la structure perceptive cesse d’être conçue comme un jugement en action et manque ainsi le dynamisme généralisateur propre aux schèmes d’assimilation» (JP38_2, p. 180). Pour l’épistémologue Piaget, cette seconde lacune est importante puisqu’elle «aboutit à un primat de la perception sur l’intelligence, c’est-à-dire à un nouvel empirisme» (id., p. 181).

De toute évidence le programme de recherche lancé en perception avait donc dès le départ pour objectif de voir si, oui ou non, l’étude du développement des perceptions confirme la théorie de la Gestalt quant aux caractères agénétique et "passif" (par rapport à l’activité du sujet) des structures perceptives, et dans la négative, de prendre connaissance de la nature de ces dernières et de leur rapport avec les structures opératoires mises par ailleurs en évidence.

Les illusions perceptives

Les recherches sur la perception se dérouleront pendant près d’une vingtaine d’années et s’achèveront au début des années soixante par la publication d’un important ouvrage sur "Les mécanismes perceptifs" (JP61). Elles révèlent l’existence de régulations perceptives qui expliquent les modifications des illusions visuelles avec l’âge. Etant actives, ces régulations, et les formes que prennent leur composition, peuvent être mises en rapport avec les formes de composition des intuitions puis des opérations qui apparaissent au cours de la genèse de l’intelligence.

Le résultat de ces comparaisons conforte la théorie opératoire en montrant le lien qui existe entre les formes perceptives et les formes préopératoires de l’intelligence, qui toutes obéissent à des lois statistiques et non pas logiques de composition. De plus la comparaison des courbes d’évolution des illusions perceptives et de la genèse des opérations logiques montrent comment la construction des structures opératoires se répercute sur cette évolution.

L’image mentale

Le succès des travaux sur la perception est une invitation à réaliser un programme de recherche similaire sur l’image mentale. Les questions sont les mêmes. Etant entendu que l’image (ou le langage), comme la perception, intervient forcément dans le fonctionnement de l’intelligence, ne se pourrait-il pas que celle-ci se réduise, comme les anciens psychologues le croyaient, à de simples compositions d’images (ou d’expressions langagières)? Les travaux sur le développement de la représentation spatiale chez l’enfant suggérant une toute autre hypothèse, celle selon laquelle c’est au contraire le développement des opérations spatiales qui expliquent la capacité de traiter les images, Piaget et Inhelder lancent au début des années soixante une série de recherches qui, en effet, montreront comment la construction de ces opérations permet à l’enfant de concevoir et de se représenter les transformations des images mentales.

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Recherches sur la mémoire

Les études sur la perception, l’image mentale et sur le langage (que réalise Sinclair dans sa thèse conduite sous la direction de Piaget), aboutissent toutes au même résultat: la démonstration expérimentale d’un rapport de dépendance entre le développement de ces trois fonctions et celui de l’intelligence.

Parmi les grandes fonctions classiquement attachées à l’intelligence, il en existe une quatrième, la mémoire. Une constatation fortuite va fournir le déclic permettant d’achever le programme général sur les rapports entre l’intelligence et ses instruments. Il s’agit de la découverte que des enfants, réinterrogés plusieurs mois après un premier entretien clinique sur un problème de sériation, donnent des réponses supérieures à celles livrées lors de la première séance, et cela alors même que les expérimentateurs ne leur montrent pas la sériation de baguettes qu’il s’agissait de représenter mais se contentent d’évoquer cette ancienne séance.

De nouvelles recherches portant cette fois sur les rapports entre mémoire et intelligence sont lancées qui vont aboutir là encore au même résultat: si la mémoire est un instrument de l’intelligence, cet instrument est modifié en raison des progrès de cette intelligence (). Bien plus, Inhelder et Piaget montrent l’existence de liens mutuellement constitutifs, entre la mémoire et l’intelligence. L’intelligence est mémoire, puisqu’elle est composée de schèmes et de leur conservation. Mais la mémoire dépend de l’intelligence, puisque les schèmes qui la composent ne sont pas invariables, mais se transforment structurellement sous la pression de la recherche d’une équilibration cognitive supérieure.

Ajoutons enfin que, dans les années où Piaget participe aux travaux sur l’image mentale, il réalise avec ses collaborateurs du Centre d’épistémologie des recherches sur les rapports entre l’apprentissage et le développement de l’intelligence qui aboutissent au même constat de dépendance du premier par rapport au second.

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Remarques finales

En définitive les recherches sur la perception, l’image mentale et la mémoire accompagnent ou viennent clore le vaste programme d’étude consacré au développement de l’intelligence sensori-motrice, puis représentative.

La totalité de ces recherches et de cette étude aboutit a une convergence tout à fait exceptionnelle sur le terrain de la psychologie, convergence qui n’a d’égale, par son ampleur et son succès explicatif, que celle obtenue dans des sciences classiques, avec par exemple le mécanisme au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. Piaget apparaît ainsi incontestablement être "le premier Newton" de la psychologie, non seulement par l’étendue du domaine de recherche qu’il couvre, mais par la valeur scientifique de l’explication opératoire. S’il est vrai que l’explication scientifique optimale est une explication par l’attribution, à la réalité considérée, de structures logico-mathématiques, alors à ce jour la théorie opératoire est sans concurrente sur le plan de l’explication des conduites psychologiques.

Pourtant l’extraordinaire succès de toutes les recherches dirigées ou inspirées par la théorie opératoire de l’intelligence a son prix, une certaine lassitude des collaborateurs les plus jeunes de Piaget. En effet, si jusqu’alors la psychologie et l’épistémologie génétiques ont progressé en harmonie, un certain clivage est apparu dans les années septante au sein même de l’"école" genevoise créée autour et sous la direction de Piaget. Alors que les plus jeunes collaborateurs de Piaget se regroupent autour d’Inhelder et de Cellérier pour tenter de résoudre des questions très concrètes ayant trait au fonctionnement psychologique, sans plus trop se préoccuper de questions de structure, Piaget poursuit son programme en s’attaquant à son ultime volet, celui des processus de construction.

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[…] la psychologie des conduites, qui utilise des explications reposant à la fois sur la causalité et sur l’implication pour ce qui est des conduites élémentaires, devient de moins en moins causale et de plus en plus opératoire ou implicative à mesure qu’elle s’éloigne des formes primitives et se rapproche de l’équilibre terminal.