Fondation Jean Piaget

La causalité: introduction

Contexte et historique de la recherche
Causalité et subjectivité


Contexte et historique de la recherche

Chercher à comprendre ou à expliquer l’apparition ou le déroulement d’un phénomène est certainement l’un des mobiles les plus constants de la pensée humaine, que l’on trouve chez l’enfant aussi bien que dans la science.

Aussi lorsque Piaget a commencé à s’intéresser à la psychologie dans le but d’étudier les origines des formes générales et des normes de la pensée, il pouvait difficilement ne pas poser le problème de la genèse de la causalité chez l’enfant, c’est-à-dire des façons dont celui-ci cherche à expliquer ou à comprendre le monde.

Cette catégorie, dont Aristote avait déjà repéré la présence massive dans le fonctionnement du langage et de la pensée, et sur laquelle nombre de philosophes des sciences s’étaient penchés, était au yeux de Lévy-Bruhl l’une de celles qui permettait le mieux de distinguer la pensée dite alors primitive, propre aux sociétés non marquées par le développement de la raison philosophique et de la raison scientifique, de celle propre aux sociétés transformées par ce développement.

La thèse de Lévy-Bruhl était certainement erronée sur bien des points, ne serait-ce que, comme Piaget l’a remarqué: parce qu’elle portait l’essentiel de ses réflexions sur les nombreux mythes sans cesse reproduits dans les sociétés "préscientifiques", sans tenir compte compte de la façon dont leurs membres résolvaient intellectuellement des problèmes banaux de la vie de tous les jours; ou, inversement, parce que nos sociétés ne sont pas complètement "libérées" de cette pensée mythologique qui semble intervenir de façon beaucoup plus massive dans les sociétés sans écriture.

Mais en dépit des conclusions erronées qu’a pu en tirer Lévy-Bruhl, ses analyses comparatives entre les formes d’explication intervenant dans la pensée mythologique et celles intervenant dans le sens commun de l’adulte "civilisé", ne pouvaient qu’inciter Piaget, qui connaissait bien les travaux de l’anthropologue, à s’interroger sur le développement de la causalité enfantine.

De la "causalité primitive" à la "causalité enfantine"

Vu la grande différence entre les explications mythologiques et les explications scientifiques, et vu le caractère manifestement plus ancien des premières, le psychologue Piaget ne pouvait pas manquer l’hypothèse selon laquelle le passage d’une forme primitive de causalité vers une forme plus rationnelle devrait se retrouver chez les enfants.

Cette différence est même si évidente que l’on comprend que les recherches sur la causalité enfantine aient été parmi les premières auxquelles Piaget s’est attaqué, et parmi les premières qui ont donné lieu à un premier achèvement tout provisoire.

Piaget n’a eu en effet aucune peine à retrouver chez l’enfant des formes d’explication similaires à celles que l’on trouve dans la pensée mythologique. Mais il ne s’en est pas tenu à cette sorte de transposition de l’anthropologie de Lévy-Bruhl à la psychologie de l’enfant. Deux compléments majeurs ont été apportés aux résultats, au fond peu surprenants, de cette transposition, liés, le premier aux recherches sur le bébé, le second à celles sur le développement des opérations intellectuelles.

La causalité chez le bébé

En ce qui concerne la genèse de la notion de causalité sensori-motrice, son étude a conduit à des résultats profondément originaux.

Pour la première fois la psychologie scientifique prenait connaissance des façons multiples et de plus en plus objectives dont le bébé parvient à "comprendre" certains au moins des phénomènes qui se passent à l’extérieur de lui, et elle retrouvait chez lui le passage que Lévy-Bruhl avait reconnu, mais de façon beaucoup plus grossière, entre certains aspects de l’explication mythologique, et certains aspects des explications rationnelles.

De plus le lien avec l’étude du développement des notions sensori-motrices d’objet, d’espace et de temps montrait de manière très fine et précise (pour l’époque, mais on n’a toujours pas dépassé ce niveau de précision!) comment ces quatre catégories organisatrices de l’action et de la perception actuelles se construisent ensemble.

La causalité représentative

Dès les recherches sur le développement de la notion de causalité chez le bébé, cette notion est reliée à celle d’action, elle-même au coeur de l’explication psychologique adoptée par Piaget.

Ce lien sera réaffirmé avec force lorsque, dès la fin des années trente, Piaget et ses collaborateurs étudieront le développement de la pensée représentative. Mais alors la notion d’action sera enrichie par le résultat convergent de toutes les études sur le développement des catégories les plus universelles de cette pensée (le temps, l’espace, le nombre, etc.): la découverte des opérations logiques et mathématiques et de leur rôle dans l’organisation, dans la conception et dans la transformation par le sujet des réalités perçues et représentées, parmi lesquelles lui-même s’inclut à titre d’être matériel, vivant et humain.

Piaget, qui savait déjà que les coordinations d’action réalisées par le bébé lui permettaient d’assimiler (de "comprendre") les relations dynamiques entre les objets physiques, ne pouvait pas manquer de généraliser cette thèse, qui concernait la causalité sensori-motrice, au plan de la causalité représentative.

Cette généralisation sera quasi immédiate. Elle apparaît en effet à la fin des années quarante, dans le second des trois volumes de "l’Introduction à l’épistémologie génétique". Mais il faudra attendre la fin des années soixante et les années septante pour qu’il démarre un vaste programme de recherche consacré à la "causalité opératoire" chez l’enfant.

Même si le programme de recherche conduit dans les années septante a pour fin ultime de corroborer la thèse épistémologique formulée dans cet ouvrage, il n’en reste pas moins que le nombre impressionnant d’enquêtes psychogénétiques qui s’y attachent (une centaine) porte un nouvel éclairage sur la multiplicité des concepts physiques, généralement acquis par lenfant en dehors du contexte scolaire, et qui lui permettent de mieux comprendre, de mieux prédire et de mieux agir sur la réalité physique avec laquelle il interagit quotidiennement.

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Causalité et subjectivité

L’étude sur le développement de la causalité sensori-motrice chez le bébé montrait comment, pour maîtriser les relations de causalité entre objets, celui-ci devait peu à peu apprendre à différencier ce qui relève de ce domaine, de ce qui relève du domaine de l’intention ou du souhait. Coordonné avec d’autres, c’est cet apprentissage qui le conduisait à une notion objective de causalité clairement différenciée de l’intention.

Le même processus apparaît sur le plan de la causalité représentative et de la causalité opératoire. Là aussi, le sujet va devoir distinguer le domaine de l’intention de celui de la cause.

Le domaine de la causalité permet ainsi de confirmer une observation faite à travers l’étude des autres catégories de la pensée.

Pour la causalité, comme pour toutes les notions universelles de la "pensée sensori-motrice", et de la pensée représentative, on constate l’existence de plusieurs paliers de construction et de reconstruction qui tous se caractérisent par le passage progressif d’un état de déséquilibre marqué entre l’assimilation et l’accommodation, vers un état d’équilibre, ou du remplacement d’une forme de subjectivité par une forme d’objectivité, dont Kant avait montré qu’elle repose en définitive sur le sujet!

Mais là où Kant se faisait une idée bien pauvre de la causalité représentative, là où il ne voyait aucun lien pouvant exister entre deux formes de subjectivité, Piaget, en "naturalisant" la thèse kantienne, c’est-à-dire en prenant appui sur des travaux d’épistémologie historico-critique de la pensée physique, mais surtout en comparant les nombreuses conduites ou les nombreuses affirmations d’enfants mettant en jeu des notions variées de causalité, va pouvoir atteindre les caractéristiques propres à ces notions, et montrer comment ce sont bien deux formes de subjectivité qui sont tour à tour engagées dans la compréhension causale de la réalité physique.

En définitive, et ceci permet de mesurer la portée des résultats de la psychologie génétique, alors que classiquement la causalité était vue soit comme relevant du domaine "en soi" de la réalité physique (à l’opposé du domaine de la liberté humaine), soit comme une projection indue d’une forme primaire de pouvoir subjectif sur le domaine de la réalité physique (Hume), et que Kant croit pouvoir reconnaître dans la causalité objective une catégorie apriori de la pensée humaine, Piaget parvient à concilier les deux dernières thèses, en les réinterprétant et en montrant l’existence d’un lien génétique entre les contenus sur lesquelles elles portent.

Dans la mesure où la causalité physique est doublement reliée au sujet, l’étude de sa genèse n’offre dès lors pas seulement le grand intérêt de mettre en évidence des champs conceptuels susceptibles d’expliquer à l’adulte la raison de certains comportements de l’enfant (et de lui-même) face à la réalité extérieure, mais aussi une piste de recherches et de réflexions permettant de mieux comprendre ce qu’est le sujet, en tant que porteur d’intentions, d’actions et d’opérations.

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[…] c’est donc une question dépourvue de sens de se demander si la logique ou les mathématiques sont en leur essence individuelles ou sociales: le sujet épistémique qui les construit est à la fois un individu, mais décentré par rapport à son moi particulier, et le secteur du groupe social décentré par rapport aux idoles contraignantes de la tribu, parce que ces deux sortes de décentrations manifestent l’une et l’autre les mêmes interactions intellectuelles ou coordinations générales de l’action qui constituent la connaissance.