Fondation Jean Piaget

Les grandes étapes de la recherche physique

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Que ce soit au niveau de la psychogenèse ou à celui de la sociogenèse, le progrès des connaissances physiques se manifeste par la subordination croissante de l'expérience à la déduction opératoire, ce qui se traduit également par le passage de généralisations inductives à des généralisations constructives. Piaget distingue, au cours de la sociogenèse, plusieurs étapes de la recherche physique, conduisant de la physique expérimentale à la physique mathématique, en passant par la physique théorique. La succession de ces étapes met clairement en évidence le rôle de structuration constitutive que joue la déduction logico-mathématique en physique.

1. La première étape, celle de la physique expérimentale, correspond à l'établissement des lois et données d'expérience. Elle fait déjà intervenir un cadre logico-mathématique, si élémentaire soit-il puisque la lecture même des faits n'est jamais indépendante d'une structuration du sujet.
2. La seconde étape correspond à l'imagination d'un modèle explicatif conférant un statut spatio-temporel aux faits ou relations à interpréter. Les quatre principaux aspects de ce modèle sont, par conséquent, l'objet, la causalité, l'espace et le temps. Il s'agit pour Piaget d'un perfectionnement du cadre logico-mathématique dont les faits sont solidaires dès le départ. En effet, si le modèle ou la représentation concrète que se donne le physicien s'efforce d'épouser les contours du réel, il n'en constitue pas une copie mais résulte aussi bien d'une assimilation des faits aux systèmes opératoires ou notionnels du sujet que d'une accommodation aux données de l'expérience.
3. La troisième étape est celle de l'élaboration d'une théorie et de la mathématisation du modèle. Elle consiste à assimiler le donné expérimental à une structure plus riche que lui. Elle implique donc une structuration de l'expérience comportant un apport du sujet enrichissant les données expérimentales.
4. Enfin, l'étape de la physique mathématique est celle où le mathématicien, ayant résolu de façon mathématique des problèmes posés par la physique, tente de dégager et de restructurer leur forme indépendamment de leur contenu. D’un point de vue épistémologique, elle marque une coupure nette avec les précédentes dans la mesure où les structures ainsi dégagées font l’objet d’un traitement purement mathématique puisqu’elle ne sont pas dictées par l’expérience mais simplement utilisées par elle. Ce passage de la physique théorique à la physique mathématique consiste alors à restructurer les théories non plus du point de vue de leur adéquation avec le réel, mais en fonction de leur cohérence interne, ce qui leur donne un statut d’«êtres mathématiques».

Cette évolution sociogénétique de la connaissance physique évoque beaucoup la conception bachelardienne d’une mathématisation croissante du réel, conduisant à une organisation mathématique des possibilités expérimentales qui fait du possible un cadre a priori du réel. Cette suprématie du rationnel sur le réel, de la relation sur l’être, s’incarne tout particulièrement dans le caractère formel des principes relativistes. C'est d’ailleurs dans cette primauté de l'a priori sur l' a posteriori propre à la physique mathématique que réside, selon Bachelard, ce qu'il appelle «la valeur inductive de la relativité», qui prouve la réalité par la généralité, faisant reposer l'explication scientifique sur la généralisation mathématique qui permet d’insérer les liaisons réelles dans un système de relations possibles. Le rôle constructif de l'induction mathématique, sur lequel insiste sans cesse Bachelard pour illustrer le progrès de la science physique, se retrouve chez Piaget sous la forme d'une généralisation mathématique ou constructive traduisant la fécondité illimitée des mathématiques, témoignage du dynamisme incessant de la raison. Cette généralisation par composition opératoire permet, grâce à la réversibilité des opérations, de dépasser le réel et d'atteindre le possible, et c'est cette subordination du réel au possible qui confère aux rapports ou aux lois leur caractère de nécessité. Cette mathématisation du réel, solidaire de l'intervention de la notion de groupe dans l'explication physique, qui conduit à subordonner la réalité à la possibilité, est elle-même étroitement reliée au double processus d'intériorisation et d'extériorisation qui caractérise, chez Piaget, la construction corrélative du sujet et de l'objet, des formes et des contenus:

Piaget considère que cette évolution à l’échelle sociogénétique ne fait que prolonger, tout en la dépassant largement, le développement ontogénétique ou psychogénétique, en ce sens que les concepts physiques ne cessent de se restructurer au fur et à mesure que les actions se décentrent davantage, c'est-à-dire qu'elles s'éloignent des aspects les plus directs et les plus immédiats de la réalité pour accéder à des échelles astronomiques ou microphysiques. À ces échelles, la relativité du sujet par rapport à l'objet et de l'objet par rapport au sujet nécessite de nouvelles décentrations et mises en relation, permettant de relativiser à la fois les phénomènes et la position de l'observateur. À l'échelle astronomique, le sujet se trouve en effet entraîné et modifié par le phénomène qu'il étudie et qu'il ne peut percevoir qu'en fonction de sa position particulière. À l'échelle micro-physique, c'est au contraire le phénomène qui se trouve modifié par l'expérimentateur qui observe, de sorte que le phénomène n'apparaît jamais à l'état «pur» mais demeure toujours relatif aux activités qui le modifient en l'appréhendant. Piaget considère néanmoins que ces deux évolutions font intervenir des mécanismes communs.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Physique mathématique
(...) la physique mathématique ne tire pas ses structures de l'expérience: elle les accommode à l'expérience après leur avoir assimilé celle-ci, cette assimilation débutant dès les structurations élémentaires qui interviennent lors de la lecture même des faits. L.C.S., p.585
(...) si toute connaissance physique consiste à poursuivre des réalités postulées comme extérieures à nous, elle ne les atteint que par un jeu d'actions matérielles et d'opérations mentales (prolongeant ces actions) dont l'objet extérieur n'est jamais indépendant; et (ceci est l'essentiel) plus s'affine l'objectivité, plus riche et complexe est le système d'opérations, qui rend possible ce progrès: ce n'est donc pas parce qu'on s'approche du réel que la part de la construction s'affaiblit, au contraire et c'est de cette construction et non plus de l'objet qu'elle vise, que s'occupe la physique mathématique par opposition à la physique théorique. L.C.S., p. 586.

Rôle de la déduction logico-mathématique en physique
Ce rôle de structuration constitutive et non pas simplement de calcul ou de langage, que joue la déduction logico-mathématique en physique, est particulièrement claire dans les coordinations opératoires auxquelles sont nécessairement assimilés les faits aux échelles extrêmes de nos observations: celle où l'observateur est entraîné dans le processus même qu'il doit déterminer, au lieu de pouvoir le contempler du dehors (gravitation), et celle où les phénomènes extérieurs sont entraînés dans le processus expérimental qui les modifie au lieu de pouvoir les atteindre du dehors. Dans ces deux cas, la fonction de la déduction n'est pas simplement de relier des constatations indépendantes de toute référence, mais bien de les coordonner selon un système de points de vue ou de transformations, ce qui exclut de réduire cette déduction à la copie symbolique d'un «donné». L.C.S., p.765.

Rôle de l’image ou de la représentation concrète en physique
(…) l’explication causale ne consiste pas sans plus à déduire les lois formellement mais à les déduire en introjetant les opérations déductives dans un modèle «réel» c’est-à-dire tel que ces opérations soient prêtées à des objets spatio-temporels et se traduisent sous la forme de séquences objectives. Il y a donc trois et non pas seulement deux moments à considérer dans la recherche physique : la constatation des relations répétables ou établissement de lois, l’imagination d’un «modèle» (au sens large) permettant de les déduire concrètement et la mathématisation de ce «modèle». L’«image» est ainsi relative à la construction du modèle. L.C.S., p. 773.
(…) le terme d’«image» ne correspond pas aux images mentales des psychologues, encore que celles-ci surviennent dans la construction des modèles, ne serait-ce qu’à titre de symbolisme visuel servant d’auxiliaire aux transformations opératoires propres à l’intuition géométrique. Ce terme, plus justement qualifié de «représentation concrète», revient à conférer un statut spatio-temporel aux relations à interpréter, et par conséquent à les attribuer à des êtres en action non créés par le sujet mais découverts par lui : espace, temps, objet et causalité sont donc les quatre aspects interdépendants de cette imagination du modèle, et considérés comme «concrets» en tant qu’irréductible à un pur formalisme. L.C.S., pp. 773-774.

Direction de la pensée physique
(…) la théorie de la relativité fournit une indication particulièrement suggestive de ce que pourrait être la direction propre à la pensée physique. Que l’extériorisation toujours plus décentrée de l’objet aboutisse en fin de compte à une géométrisation, n’est-ce pas le meilleur indice que cette extériorisation est solidaire de l’intériorisation du sujet, et que, à dissoudre le réel anthropomorphique pour vouloir atteindre la réalité elle-même, pendant que le moi se dégage de son égocentrisme pour construire des systèmes opératoires de plus en plus intériorisés, on aboutit en définitive à un même résultat d’ensemble, qui est l’assimilation des choses aux opérations et à leurs coordinations. I.E.G., Vol.II p. 104

Paradoxe de la physique mathématique
Tout le paradoxe de la connaissance physique tient à cette correspondance, réétablie à chaque nouveau palier du développement, entre les phases successives de l’intériorisation et celles de l’extériorisation. Il ne suffit plus, à ce point de vue, de parler de l’accord de la déduction avec l’expérience, comme au temps où la déduction, quoique déjà formelle, portait sur des évidences intuitives et où l’expérience, quoique systématique, portait sur des objets accessibles à l’action directe du sujet ; dès le moment où la déduction, devenue axiomatique, tourne en quelque sorte le dos au réel et où l’expérience, sortant de notre échelle d’action, dépasse l’horizon du sujet, il s’agit vraiment de deux activités orientés en sens inverse et c’est cette double décentration à partir du phénoménisme et de l’égocentrisme , puis de l’expérimentation et de la déduction concrètes, qui constitue le caractère surprenant de l’harmonie actuelle entre le sujet logico-mathématique et l’objet physique. I.E.G., Vol.II., p. 106

Structures de groupe en physique
Quand des structures de groupe interviennent en physiques, c’est donc que la déduction mathématique ajoute quelque chose au réel observé : elle y ajoute un cadre et des rapports nouveaux ; elle y ajoute surtout la considération du possible, telle que l’état présent puisse être relié aux états passés et futurs, tous deux physiquement irréels. Mais plus encore que tous les autres systèmes de relations mathématiques, la structure de groupe appliquée au réel soulève des difficultés insurmontables du point de vue du réalisme, parce que c’est une structure de transformations ou d’opérations pures, et non pas de relations toutes construites. À vouloir la «réaliser» dans le monde physique lui-même, on est alors obligé (…) de dissoudre le réel physique au sein d’un monde plus large d’êtres mathématiques, dont le premier ne peut être qu’une «section». I.E.G., Vol. II, p. 325.
Le succès physique de la notion de groupe nous enseigne que l’on ne saurait penser, ni même constater, le fait expérimental donné sans le situer dans un système de transformations possibles, lesquelles en tant que possibles s’appuient nécessairement sur une déduction, et non pas sur une lecture, ou du moins sur une coordination d’actions virtuelles et non pas seulement sur une succession de phénomènes observables. I.E.G., Vol. II, p. 325.

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[…] la psychologie ne consiste pas à traduire le fonctionnement nerveux en termes de conscience ou de conduite, mais à analyser l’histoire de ces conduites, c’est-à-dire la manière dont une perception, par exemple, dépend des précédentes et conditionne les suivantes.