Fondation Jean Piaget

Le développement historique et psychogénétique de la géométrie

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Le développement historique de la géométrie constitue pour Piaget et Garcia (JP83b) une illustration particulièrement claire des processus à l’origine d’un changement fondamental dans la pensée. Ce développement met en évidence un important décalage entre l’usage d’une notion et sa thématisation. Il existe en effet un écart temporel important entre la contribution d’Euclide, qui va dominer de l’Antiquité à l’époque moderne, et l’introduction de la notion de transformation en géométrie, restée pendant des siècles à l’état embryonnaire. Il s’agit de comprendre les raisons de la constitution si tardive des transformations. Car si la notion de transformation trouve son origine dans la géométrie analytique de Descartes, qui constitue l’application de l’algèbre à la géométrie, il faudra attendre longtemps pour qu’apparaissent certains développements essentiels pour la géométrie. Quelles sont les raisons de la constitution si tardive des transformations ? Comment expliquer cet usage tardif de la notion de transformation à la base de la nouvelle géométrie? Pourquoi a-t-il fallu tant de siècles pour se servir de cette notion et prendre conscience de son rôle ? Bref, quels facteurs ont empêché le développement d’idées pourtant entrevues à une certaine période ? Pour comprendre ce phénomène, il importe pour Piaget d’analyser les structurations successives ainsi que le passage d’un niveau de structuration à un autre. Ce que cette analyse met alors en évidence, c’est la restructuration profonde que suppose le passage de l’usage implicite d’une notion à sa prise de conscience et à sa conceptualisation. La notion de transformation, dont l’origine est intuitive, sera appliquée en géométrie sans que l’on ait d’abord conscience ni de sa signification ni de sa portée. C’est l’introduction de la notion de groupe ou théorie des groupes de Klein et Lie qui va marquer le passage des transformations aux structures qui permettent de les expliquer. Piaget et Garcia décrivent les mécanismes en jeu dans le développement historique de la géométrie en termes de passage de l’«intrafigural» à l’«interfigural» puis au «transfigural».

La géométrie euclidienne commence d’abord par s’intéresser aux propriétés des figures et des corps géométriques en tant que relations internes entre les éléments qui les constituent, sans prise en considération de l’espace en tant que tel ni des transformations des figures à l’intérieur d’un espace commun qui les englobe. C’est ce que Piaget appelle l’étape intrafigurale, caractérisée par la simple traduction algébrique de la relation entre les éléments d’une figure donnée. À cette étape succède celle qu’inaugure la géométrie analytique et que prolonge la géométrie projective. Qualifiée d’«interfigurale», elle consiste à mettre en relation les figures entre elles, alors considérées à titre d’états, et à rechercher les transformations permettant de les relier les unes aux autres selon de multiples correspondances Mais ces diverses transformations ne sont pas encore subsumées sous une même structure. La troisième étape, dite «transfigurale», se caractérise par la prééminence des structures de groupe, permettant de remplacer l’analyse des transformations qui laissent invariantes certaines propriétés géométriques par l’analyse des relations internes du groupe. Des correspondances sont alors établies non entre les figures, mais entre les éléments d’une structure donnée. Il devient dès lors possible de conceptualiser l’idée de transformations sans passer par l’algèbre ou l’analyse. Les diverses géométries sont ainsi subordonnées à un même groupe dont elles représentent des cas particuliers. Ces grandes étapes du développement de la géométrie correspondent à une évolution du processus de conceptualisation qui ne se limite pas à un simple accroissement des connaissances, mais implique une réinterprétation des fondements conceptuels, se traduisant en l’occurrence par une modification de point de vue sur les propriétés des courbes et des figures.

Piaget et Garcia établissent un parallélisme entre la psychogenèse des structures géométriques et le développement historique de la géométrie. Si celle-ci déborde largement les constructions propres aux stades élémentaires, tant par la richesse des contenus que par la formation de structures de plus en plus fortes, on y retrouve néanmoins des processus de construction communs et un même fonctionnement constructif et réflexif à l’œuvre à toutes les étapes. Ce mode de construction, qui se traduit par le passage de l’intrafigural à l’interfigural puis au transfigural, aboutit à une double évolution de l’espace physique, qui englobe l’ensemble des objets, et de l’espace mathématique, qui englobe l’ensemble des figures. On assiste en effet à une géométrisation croissante de l’espace physique, l’espace conférant aux objets leurs propriétés les plus significatives, et à une différenciation croissante de l’espace mathématique, conduisant à une subordination de plus en plus grande de la géométrie à l’algèbre et, par conséquent, de l’espace physique à l’espace mathématique. Au niveau de la psychogenèse, l’espace des objets et la géométrie du sujet, initialement liés l’un à l’autre, s’élaborent en interaction tout en donnant lieu à des développement distincts.

La première étape de la psychogenèse est celle des relations intrafigurales qui correspondent à une comparaison entre les propriétés internes de deux ou plusieurs figures. À ce niveau intrafigural, on observe un primat des structures topologiques par rapport aux structures projectives et euclidiennes qui se développent ultérieurement et en solidarité les unes des autres. C’est ce dont témoigne tout particulièrement la reproduction par le dessin de figures où l’on voit apparaître la distinction entre figures ouvertes ou fermés, rectilignes ou curvilignes, etc. Ce début de structuration géométrique apparaît conforme à l’ordre théorique des reconstructions axiomatiques mais orienté en sens inverse de l’ordre de succession des découvertes historiques. Cela s’explique, selon Piaget, du fait que l’on se situe dans la psychogenèse sur le plan des actions et non sur celui de la thématisation et du raisonnement sur les figures, ce qui est fondamental au niveau de la thématisation réflexive correspondant à ce qui apparaît élémentaire dans la construction psychogénétique.

La seconde étape est celle du passage des relations intra aux relations interfigurales permettant de positionner les figures dans un espace englobant. Il faut attendre le niveau des opérations concrètes pour que s’effectue ce passage au cours de la psychogenèse. Trois facteurs permettent de l’expliquer. Il y a d’abord la nécessité d’homogénéiser les espaces vides et pleins. L’absence d’un espace général, conçu à titre de contenant par rapport aux objets ou figures qu’il s’agit de relier, témoigne d’une hétérogénéité initiale des espaces vides et pleins. Celle-ci se manifeste notamment par la non conservation des longueurs en cas de déplacement d’une réglette ou par l’incapacité à recourir à deux mesures conjointes pour déterminer la position d’un point sur une feuille. Il y a ensuite la nécessité de coordonner les directions ou distances à deux ou trois dimensions. Les seules références intrafigurales s’avèrent alors insuffisantes lorsqu’il s’agit, par exemple, de tracer la surface horizontale de l’eau dans un bocal penché puisqu’il faut alors recourir à des références extérieures à l’objet. Il y a enfin la nécessité de localiser les mobiles en cas de déplacements. Pour différencier le déplacement de l’allongement (conservation des longueurs), il faut recourir à des relations interfigurales de position «dans» l’espace. Il en est de même pour la conservation des surfaces, en cas de changement de formes d’une figure dont les parties ont été déplacées ou des propriétés spatiales liées aux masses (allongement d’une boulette de pâte à modeler, modification de la hauteur du liquide transvasé dans un récipient plus haut et plus étroit). Ce qui permet de concevoir le déplacement sous une forme interfigurale, c’est la commutabilité, ou équivalence entre ce qui est enlevé et ce qui est ajouté, qui rend possible la constitution d’invariants au travers des modifications de la forme figurale. Qu’il s’agisse d’objets physiques dont les propriétés sont indissociables de leur contexte spatio-temporel ou de structures géométriques, tant que le sujet centre ses raisonnements sur l’objet physique en relation avec ses parties ou sur les relations internes par rapport au référentiel limité que constitue la figure en relation avec ses sous-figures, il n’est encore qu’à l’étape interfigurale.

La troisième étape est celle des relations transfigurales qui ne débutent qu’à partir du moment où interviennent des transformations au sein de structures totales algébrico-géométriques. Elle fait intervenir les opérations de niveau formel. L’espace en tant que contenant général cède alors la place à des structures multiples coordonnables mais bien différenciées. C’est le cas par exemple des doubles systèmes de coordonnées, des relations projectives entre plusieurs objets, des mouvements relatifs ou de la composition de mouvements de directions différentes, tels que la rotation et la translation, qui nécessitent la coordination de deux systèmes de référence, l’un interne et l’autre externe. Dans ce cas, les formes élémentaires de commutablité ne suffisent plus puisqu’il faut parvenir à composer en un seul tout deux systèmes de référence, en reliant entre elles deux formes de compensation, par inversion et par réciprocité. D’où la nécessité de constructions transfigurales permettant de déduire ou de calculer ce qui ne peut être constaté.

Que ce soit sur le plan de psychogenèse ou sur celui du développement historique de la géométrie, on assiste donc à des constructions spatiales de plus en plus abstraites, le mécanisme constructif de l’espace au cours de la psychogenèse pouvant donner lieu à des reconstructions complétives et généralisatrices à toutes les étapes de l’histoire de la géométrie. Trois aspects corrélatifs caractérisent ce mécanisme constructif : a) le passage de systèmes élémentaires à des systèmes totaux susceptibles de les englober, puis le passage de ces systèmes totaux à des coordinations de systèmes reliant ces connexions distinctes les unes des autres ; b) le passage des relations figurales à des relations plus abstraites en tant que relations de relations ; c) le besoin de passer des états de fait à la compréhension de leurs raisons. S’il existe bien sûr, entre la psychogenèse et l’histoire des sciences, des différences considérables quant aux contenus, on retrouve un même mode de construction dans la succession des étapes. Ce sont en effet les mêmes mécanismes itératifs de construction qui permettent de rendre compte de l’évolution du cadre conceptuel à ces différents niveaux. Cette construction s’effectue par étapes, chacune d’elles se caractérisant par une réélaboration ou réorganisation des connaissances antérieurement acquises.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Passage de l’usage à la thématisation
Les notions abstraites des mathématiques ont été d’abord employées dans de nombreux cas particuliers uniquement à titre instrumental, sans avoir donné lieu à une réflexion sur leur signification générale, ni même à une prise de conscience du fait qu’on les utilise. Ceci arrive après un processus plus ou moins long, à la fin duquel la notion particulière qui a été employée devient objet de réflexion pour se constituer ensuite en concept fondamental. Ce passage de l’usage, ou application implicite, à l’utilisation consciente et à la conceptualisation constitue ce qu’il a été convenu d’appeler «thématisation». P.H.S., p. 124.

Ordre de succession des découvertes historiques
Le double processus constructif et réflexif qui caractérise ainsi la construction de l’espace permet d’expliquer ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la géométrie : l’ordre de succession des découvertes historiques se trouve, en effet, sinon exactement inverse, du moins orienté en sens inverse de l’ordre de succession des étapes psychogénétiques elles-mêmes. (…) cette inversion de sens entre la genèse et l’histoire, tout en se rencontrant en d’autres domaines, n’est pas générale. (…)
Dans le domaine de l’espace (…), nous avons constaté le primat, tant sur le terrain du développement perceptif que sur celui de la formation de la pensée, des structures toplogiques par rapport aux structures euclidiennes et projectives (…). Or. Historiquement, la géométrie euclidienne a précédé de beaucoup la constitution de la géométrie projective, et celle-ci a précédé de beaucoup la découverte de la topologie. I.E.G.I, Vol. I., p. 230.
(…) la succession historique des grandes étapes de la pensée géométrique révèle ainsi la double nature d’un processus génétique circulaire, qui relie l’articulation toujours plus étendue et mobile des schèmes opératoires à une réflexion atteignant toujours plus profondément les éléments, en ordre inverse de celui de leur intégration. I.E.G.I, Vol. I., p. 234.

Relation inter et transfigurales
(…) les relations transfigurales sont donc bien distinctes des interfigurales. Celles-ci ne consistent, en effet, qu’à situer des figures séparées dans un même système spatial qui les englobe (…). Avec les relations transfigurales, par contre, il s’agit toujours à la fois de composer en une seule totalité des systèmes distincts et de réunir en un ensemble simultané un certain nombre de relations faciles à établir successivement, mais non données en leur association dans les figures de départ. En un mot, le propre du transfigural est de substituer le calcul à la description des figures et, (…) celle-ci est nouvelle et doit être construite déductivement avant de donner lieu à une représentation. P.H.S., pp. 148-149

Passage de systèmes élémentaires à des systèmes totaux
En bref, l’intégration des systèmes élémentaires en des structures de plus en plus fortes est due au fait que pour comprendre les formes il faut les considérer comme résultant de transformations et que pour comprendre celles-ci il faut dépasser le géométrique dans la direction d’un calcul possible en subordonnant au domaine des quantités en général les grandeurs spatiales, qui sans cela ne demeureraient que figurales et ne rejoindraient pas la nécessité interne propre aux structures logico-algébriques. P.H.S., p. 150.

Triade de l’intra, de l’inter et du trans
(…) il va de soi que de telles triades (beaucoup plus souples en leur principe que les thèses, antithèses et synthèses de la dialectique classique, quoique reposant aussi sur le rôle des déséquilibres et des rééquilibrations avec dépassements) ne sont que des phases découpées d’un processus continu : les structures atteintes au niveau «trans» donnent lieu à leur tour à des analyses «intra» conduisant à des nouveaux «inter» puis à la production de super structures «trans» et ainsi de suite indéfiniment. P.H.S., p. 155.

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[…] c’est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d’une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte […].