1927.
La première année de l'enfant
The British journal of psychology, 18, n. 2, pp. 97-120.
Texte PDF mis à disposition le 08.03.2009



[Texte de présentation révisé le 5 mai 2011.]

Rédigé à l'occasion d'une conférence donnée devant la Société britannique de psychologie, cet article marque un tournant dans la progression de la psychologie génétique de Piaget. Il fait le pont entre les premiers travaux de psychologie dont l'objet était la pensée de l'enfant entre 4 et 12 ans environ, et la deuxième étape des recherches piagétiennes dont l'objet principal est l'étude de la naissance de l'intelligence sensori-motrice, dans les deux années qui suivent la naissance d'un enfant. En 1925 et 1926, avec l’aide de sa femme, Piaget a déjà recueilli un grand nombre d’observations faites auprès de sa fille Jacqueline, née en 1925. Il éclaire les activités sensori-motrices observées et la sorte de «pensée» et de «conscience» qui doit les accompagner au moyen des caractéristiques de la pensée des enfants de 4-6 ans qu’il a pu dégager dans ses précédentes recherches; et inversement, il éclaire ses anciennes observations relatives à l’égocentrisme du jeune enfant au moyen de ce que lui enseigne l’examen des comportements sensori-moteurs de Jacqueline.

Cette présentation comporte deux parties, une première dans laquelle Piaget cerne les caractéristiques générales des comportements et de la «pensée» du bébé, et la seconde dans laquelle il illustre ces caractéristiques en examinant à travers des exemples de comportements observés chez Jacqueline la conscience qu’un bébé peut avoir des liens de causalité entre ses actions et le déroulement des phénomènes.

(1) Après un rappel des caractéristiques de la pensée de l’enfant de 4-6 ans, donc de l’égocentrisme (qui ne signifie pas que l’enfant ne se préoccupe pas d’autrui, mais qu’il n’a pas les moyens intellectuels et cognitifs lui permettant de différencier le point de vue d’autrui de celui qui lui est propre), Piaget montre que cette indifférenciation est encore plus accentuée chez le bébé de moins d’une année, en raison d’une forme de «pensée» qui se rapproche de l’autisme décrit par Bleuler (l’autiste vit dans une bulle psychique, sans chercher à, ni pouvoir s’adapter au monde extérieur), le bébé ne parvenant pas à différencier ce qui relève des êtres extérieurs et ce qui relève de son être propre, mais qui ne se confond pas complètement avec l’autisme, dans la mesure où l’enfant s’intéresse à ce réel indifférencié.

Pour qualifier cette double caractérisation de la pensée du bébé qui, d’une part, se rapproche de la pensée autistique, et d’autre part s’en distingue par une recherche sans continuité ni cohérence d’ «accommodation pure» aux phénomènes qui surgissent, Piaget emprunte à la philosophie le terme de «solipsisme». Mais il prend soin de préciser que le solipsisme du bébé n’est pas celui du philosophe: le philosophe qui propose une telle vision du monde a une notion réfléchie de son moi et, dans les faits, n’est en rien solipsiste; le bébé au contraire ignore son activité en tant qu’activité propre, alors même qu’à travers celle-ci il effectue une trop «pure assimilation» d’un monde extérieur qui n’est ainsi, pour une large part, que le jouet de ses désirs ou de ses affects.

Notons que, en plus de caractériser de manière globale la forme de «pensée» propre à la première année de vie de l’enfant (le solipsisme) il est déjà question dans cet article de certaines notions clés des futurs ouvrages sur la naissance de l’intelligence et sur la construction du réel chez l’enfant: les réactions circulaires découverte par Baldwin, la dialectique assimilation-accommodation propre aux «schémas» (Piaget n’utilise pas encore le terme de «schème»), l’imitation comme prolongement de l’accommodation et comme source de l’image mentale, l’intelligence comme adaptation objective au réel, le rêve comme assimilation du réel au désir du sujet sans aucun souci d’objectivité, etc. Néanmoins, l’image qui ressort de la première année de vie de l’enfant, et des étapes que celui-ci traverse, est encore lacunaire… Les observations faites auprès de Jacqueline seront complétées par bien d’autres faites auprès de sa sœur Lucienne puis de leur frère Laurent, et conduites dans l’esprit même de la méthode critique créée par Piaget pour examiner la pensée de l’enfant plus âgé!

Avant de présenter brièvement la deuxième partie de cet article, on relèvera dans celui-ci l’usage du terme de «pensée» (ou encore d’ «embryon de concepts dans les schémas d’accommodation») à propos de ce qui se passe chez le bébé, donc dans une période qui précède l’acquisition du langage. Dès les années trente au contraire, Piaget aura tendance à réserver ce terme à l’activité intellectuelle en tant que celle-ci s’appuie sur le langage. Néanmoins, il admettra toujours que, dès les premières activités sensori-motrices du bébé, l’assimilation du réel aux schèmes du sujet est accompagnée d’activités intellectuelles, de liens d’implications entre significations venant se surimposer aux coordinations matérielles des schèmes. Aussi n’est-il peut-être pas inutile de parler de pensée dès les activités sensori-motrices des bébés pour autant que celles-ci mettent en jeu de telles significations et que l’on y détecte une première étape de structuration logique des actions sensori-motrice et des objets sur lesquelles elles portent. Mais si l’on revalorise cet usage plus étendu de la notion de pensée, il conviendrait alors de bien distinguer ces deux niveaux de pensée, l’un accompagnant l’action sensori-motrice d’avant le langage et contribuant à son organisation, l’autre faisant usage de cet instrument qu’est le langage, qui permettra de penser les actions et leurs objets alors mêmes qu’ils ne sont pas effectifs. La puissance inférentielle de la pensée attribuée au bébé ne saurait en aucun cas atteindre celle que permettra l’avènement et l’essor du langage chez l’enfant (et plus généralement d’une fonction sémiotique faisant usage de signifiants complètement différenciés des signifiés qu’ils représentent.

(2) Dans cette deuxième partie, Piaget montre comment les caractères généraux du solipsisme du bébé — une indifférenciation du moi et du monde extérieur qui se traduit par une assimilation du réel aux «schémas affectifs» du sujet, et inversement par une accommodation incessante du moi aux phénomènes qui se succèdent les uns les autres de manière chaotique — se traduit dans le domaine de la causalité. Sans qu’elle en ait conscience, Jacqueline croit en la toute puissance de son action, sans que cette action soit différenciée des phénomènes perçus, y compris ses propres membres (par exemple ouvrir et fermer la main tout en regardant celle-ci). La première forme de causalité qui se manifeste chez le bébé est ainsi ce que Piaget appelle une «causalité par efficace»: une action ayant de manière fortuite produit un phénomène quelconque (y compris donc la perception de la main qui s’ouvre et se ferme), le bébé va la répéter non seulement pour faire surgir à nouveau le même phénomène (que les conditions soient à nouveau ou non remplies), mais pour faire se reproduire d’autres phénomènes qui peuvent ne rien à voir avec cette action. Ce que constate Piaget à travers les activités par lesquelles Jacqueline cherche à faire se reproduire des phénomènes plaisants ou intéressants est proche de cette forme de causalité psychologique qu’il a pu trouver chez l’enfant de 4-5 ans. Mais les caractéristiques de cette forme de causalité constatée chez cet enfant, qui mélange le psychologique, le vivant et le physique (voir JP27), sont alors exagérées par le solipsisme du bébé, donc par cette absence complète de conscience d’un soi que semblent impliquer les comportements du bébé dans les mois qui suivent sa naissance.

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