Fondation Jean Piaget

Présentation

1950.
Introduction à l'épistémologie génétique (III).
Conclusions [générales]
Paris: PUF, 1ère édition 1950.
Texte PDF mis à disposition le 02.06.2011



[Texte de présentation — version du 29 mai 2011.]

Dans ce chapitre de conclusions générales sur lequel s'achève sa monumentale Introduction à l'épistémologie génétique et qui synthétise l’ensemble des analyses précédemment exposées, Piaget développe deux thèses fondamentales de son épistémologie et dont il a eu très tôt l’intuition: 1. celle de l’existence d’un système circulaire des sciences basé sur des rapports d’interdépendance ou de correspondance (entre implication consciente et causalité) aux frontières des quatre grands types de science: logico-mathématique, physico-chimique, biologique et psycho-sociologique, 2. la thèse selon laquelle à partir d’un premier rapport indissociable entre le sujet et l’objet, ces deux pôles de la connaissance se différencient progressivement tout au long de la psychogenèse, mais également de l’histoire de la pensée humaine (passage de l’égocentrisme à la décentration), les rapports entre sujet et objet prenant des formes variées selon les connaissances en jeu (mathématiques, physiques, biologiques et enfin psychologiques et sociologiques).

Tel qu’il a été exposé dans les chapitres consacrés aux différents types de pensée (mathématique, physique, etc.), l’examen épistémologique du fonctionnement des sciences révèle la présence de deux directions opposées de la pensée scientifique, qui expliquent le caractère circulaire et non pas linéaire que compose le système des sciences (et que résume la constante opposition philosophique entre réalisme physique et idéalisme mathématique). En s’appuyant sur les principaux résultats découlant de ses nombreuses enquêtes psychogénétiques, Piaget montre alors que ce cercle des sciences découle des rapports indissociables qui unissent le sujet et l’objet au départ de la psychogenèse, puis de l’interdépendance constante que ces deux pôles entretiennent tout au long de leur construction progressive: d’un côté, construction du réel extérieur (y compris autrui) en tant que connu par le sujet et avec lequel celui-ci interagit (et s’y accommode), et de l’autre côté, prise de conscience et construction par étapes également progressives, par le sujet, des coordinations d’actions puis d’opérations qui composent son activité et qui sont elles-mêmes conditionnées par cette réalité cette fois-ci intérieure qu’est l’organisation biologique (donc physico-chimique) dans laquelle elles s’enracinent.

En plus de mettre en lumière le caractère circulaire du système que composent l’ensemble des sciences ainsi que le lien entre ce caractère et l’interdépendance entre sujet et objet que l’on retrouve, sous des formes différentes, dans toutes les sciences, mais aussi le lien de correspondance entre implication consciente et causalité (que l’on trouve entre les mathématiques et la physique, d’un côté, et entre l’un des deux versants de la psychologie et la biologie de l’autre), Piaget montre que ces deux thèses sont renforcées par l’examen de l’accroissement progressif des connaissances observé dans le développement psychogénétique de l’enfant et dans l’histoire des sciences. Cet examen révèle deux processus qui, bien que de sens contraire, interviennent sur tous les plans de la pensée: d’un côté, un processus constructif (orienté vers la construction de nouvelles connaissances ou structures, et de l’autre côté un processus réflexif, orienté vers les connaissances déjà acquises et leur fondement. Ces deux processus assurent le caractère à la fois novateur et conservateur de l’accroissement des connaissances, c’est-à-dire expliquent que la succession innovante des états de connaissance n’est pas une simple addition de connaissances nouvelles sans lien avec les précédentes, d’ailleurs incompatible avec le rôle que joue nécessairement l’assimilation dans le fonctionnement cognitif. Ces deux processus de construction et de réflexion sont toujours, bien qu’à des degrés divers, étroitement reliés l’un à l’autre, ce que révèlent, par exemple, (1) sur le terrain mathématique, la construction du zéro, issue d’une réflexion sur le système opératoire constitutif des nombres entiers positifs et négatifs, ou encore la construction de √-1, généralisation de l’opération de la racine des nombres entiers positifs imposant un remaniement des axiomes de l’arithmétique permettant d’intégrer ce nouveau nombre qu’est √-1 (et de renouveler par là-même, en la rendant plus mobile et plus riche de signification, l’ancienne opération et notion de racine carrée), (2) sur le terrain de la pensée physique, l’accroissement des connaissances lorsqu’il repose non seulement sur de nouveaux faits, mais sur une « généralisation mathématique de caractère opératoire » (illustrée dans le chapitre 8 par la progression des théories physiques, par exemple par le passage de la physique newtonienne à la physique einsteinnienne, ou par la progression des principes de conservation).

Enfin, Piaget revient dans l’une des dernières sections de ses conclusions générales sur le problème de l’existence ou non d’une vection dans l’accroissement des connaissances. Pour lui, une telle vection ne fait aucun doute, ne serait-ce que parce que la raison ne saurait se transformer sans raison. Il n’est cependant pas possible de désigner quoi que ce soit d’ultime qui orienterait la progression des connaissances, que cette chose soit le réel en soi, ou au contraire une raison immuable, conçue comme a priori ou réduite à un principe logique tel que celui d’identité. La seule thèse qu’impose à ce jour le double examen du développement cognitif et de l’histoire des sciences est celle d’une cohérence et d’un équilibre croissant (donc d’une réversibilité croissante) que manifeste l’évolution des structures cognitives à chacune des étapes de cette progression.

Terminons cette présentation par une remarque. A lire et relire ce chapitre de conclusion, il est difficile d’échapper au sentiment que, non seulement la synthèse à laquelle aboutit « L’introduction à l’épistémologie génétique » reprend, en les développant, les thèses épistémologiques esquissées dès les années 1920, mais que les questions qu’elle traite et les notions qu’elle déploie pour rendre compte de l’accroissement des connaissances seront à leur tour reprise pour donner lieu à toute une série d’enquêtes complémentaires lors de la dernière décennie de recherches dirigées par Piaget au Centre international d’épistémologie génétique (recherches sur la prise de conscience, sur l’abstraction réfléchissante, sur la généralisation constructive, sur les correspondances, sur la dialectique des significations… en un mot, sur les mécanismes de construction cognitive).