LA CONTINUITÉ ENTRE LA VIE ET LA PENSÉE

Par contre, un second enseignement peut d'emblée être tiré du parallélisme analysé dans le présent chapitre. Si les problèmes biologiques et épistémologiques sont réellement solidaires, c'est que la connaissance prolonge effectivement la vie elle-même : la connaissance étant une adaptation et le développement individuel ou collectif de la raison constituant des évolutions réelles, le mécanisme de cette adaptation et de cette évolution sont en fait dépendants des mécanismes vitaux considérés en toute leur généralité.

En premier lieu, il existe une étroite analogie entre les lois du développement embryologique et celles du développement individuel de l'intelligence. De même que l'ontogenèse organique présente une succession de stades différant les uns des autres par leur structure qualitative mais tous orientés, selon un même mécanisme fonctionnel, vers une forme d'équilibre finale constituée par l'état adulte, de même l'ontogenèse de l'intelligence est caractérisée par une succession de stades dont les structures intellectuelles diffèrent au travers d'un même fonctionnement et qui tendent vers cet équilibre final qu'est l'organisation des opérations réversibles. De même, en outre, que le développement embryologique est réglé par des « organisateurs » dont chacun structure un certain champ puis déclenche le fonctionnement de l'organisateur suivant, de même les schèmes de l'intelligence sensori-motrice, puis de la pensée, structurent le donné et s'organisent les uns les autres selon un ordre déterminé.

Mais en second lieu, la continuité entre la vie et la connaissance se révèle bien plus générale et intéresse l'ensemble des processus évolutifs et non pas seulement l'ontogenèse. La vie est « créatrice de formes » comme l'a dit le biologiste Brachet. Or, l'intelligence l'est aussi, à cette différence près qu'il ne s'agit plus de formes matérielles mais de structures fonctionnelles constituant la forme des activités exercées sur les choses et surtout des opérations appliquées au réel : ce n'en sont pas moins des formes, dont la richesse et la fécondité dépassent même en un sens les formes du réel. Les six sortes d'interprétations de l'évolution que nous avons examinées reviennent ainsi à expliquer la nature de ces formes biologiques en même temps que l'épistémologie correspondante explique les formes intellectuelles selon le même schéma. De plus comme nous venons d'y insister à nouveau (…) l'assimilation biologique, qui est la réduction d'une matière extérieure aux formes de la vie, se prolonge en une assimilation intellectuelle, qui constitue également la réduction d'une matière aux formes de l'activité et de la pensée.

Cette continuité de la vie et de l'intelligence assigne à la biologie sa vraie place dans le cadre des sciences. Discipline essentiellement expérimentale et non pas déductive, réaliste et faisant la part la plus restreinte à l'activité du sujet, dans le processus de connaissance qui la caractérise, la biologie retrouve le sujet à titre d'objet, avec ses « formes » d'activité mentale, grâce à la transition assurée par l'activité morphogénétique en jeu dans l'évolution phylogénétique comme dans le développement embryonnaire. Ainsi la biologie procède de la physico-chimie mais prépare la psychologie, et la théorie biologique de l'adaptation prépare les solutions de l'épistémologie. C'est sans doute seulement du jour où la biologie aura résolu le problème des relations entre l'organisme et le milieu que l'on comprendra, en effet, quelque chose de précis au mécanisme de la connaissance. C'est assez dire quelle place essentielle occupe la biologie dans le cercle épistémologique des sciences. (Introduction à l'épistémologie génétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, t. III, pp. 127-128.)