LOGICISME ET PSYCHOLOGISME

Ce décalage entre l'expérience et la déduction est encore plus frappant dans l'histoire des relations entre la logique et la psychologie, car l'exigence d'une expérimentation détaillée et systématique s'est imposée plus tard encore dans le domaine de la vie mentale que dans celui des lois de la matière. La raison en est évidemment (et elle pèse encore très lourdement, non plus sur les psychologues eux-mêmes, mais sur l'idée que se font de la psychologie les non-spécialistes) que l'on éprouve quelque difficulté à considérer l'expérimentation comme nécessaire en un domaine où chacun croit connaître directement le détail des phénomènes par simple introspection. Il en résulte que la psychologie scientifique n'a débuté qu'au cours du  xixe siècle, tandis qu'on peut faire remonter à Aristote la logique en tant que discipline systématique, même si la logique symbolique, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, n'a pris son essor qu'au cours également du xixe siècle. En effet, si l'on était tenté de synchroniser les deux histoires, en soutenant que jusqu'au xixe siècle la logique est restée philosophique comme la psychologie restait introspective et que la première est devenue mathématique à la même époque où la seconde est devenue expérimentale, il reste que la logique grecque n'était nullement entachée d'erreur (car la nécessité de prémisses existentielles pour Darapti, Felapton, Bamalip et Fesapo allait de soi pour Aristote, contrairement à ce que l'on a parfois supposé[1]), mais simplement incomplète, tandis qu'aucune des thèses des multiples psychologies philosophiques ne demeure utilisable en psychologie expérimentale. Aussi bien a-t-on longtemps considéré la logique grecque comme achevée, sans soupçonner son caractère partiel et en ne retenant d'elle que sa validité.

Or, cette avance de la logique sur la psychologie, ainsi que le fait du caractère tardif du symbolisme et de la formalisation au sens contemporain du mot ont eu pour résultat une indifférenciation initiale des deux disciplines, indifférenciation relative qui a duré en fait jusqu'aux débuts de la constitution de l'algèbre de la logique et des travaux de la psychologie expérimentale.

On peut assigner deux raisons complémentaires à cette indifférenciation propre aux premières périodes. Du côté de la logique, la méthode d'Aristote restant intuitive et subordonnée à l'évidence subjective, la description des formes de jugements et de raisonnements vrais était censée atteindre par cela même les formes de la pensée naturelle. Du côté psychologique, l'absence de toute expérimentation systématique sur les mécanismes réels et surtout génétiques de la pensée ainsi que le primat de l'introspection conduisaient réciproquement à ne retenir de la pensée du sujet que son aspect normatif, qui existe effectivement, et à se contenter par conséquent de la description des logiciens pour caractériser les formes réelles d'activités cognitives du sujet.

Une telle situation a donc duré jusqu'aux débuts de la logique mathématique et de la psychologie expérimentale. C'est ainsi que le créateur de la célèbre algèbre qui porte son nom, G. Boole, intitulait encore en 1854 son second ouvrage logique Les lois de la pensée, tandis que longtemps encore les traités de psychologie se contentaient, pour ce qui est de la psychologie de la pensée, de fournir une description sommaire des concepts, jugements et raisonnements tirés de la logique classique.

Ces résidus de l'indifférenciation postérieure à la séparation des deux sciences caractérisées par leurs méthodes propres, la mathmatisation et la formalisation pour ce qui est de la logique, l'expérimentation systématique pour ce qui est de la psychologie, ont alors conduit à ces deux sortes de déviations réciproques qu'on appelle le « psychologisme » en logique et le « logicisme » en psychologie. (Etudes d'épistémologie génétique, Paris, Presses Universitaires de France, vol. 14, pp. 149 à 151.)



[1] Pour Aristote le caractère non vide de chaque terme est un postulat général de la logique et il a défendu cette opinion en réponse aux objections d'Eubulide (paradoxe du cornutus). Il y a donc là simplement une différence d'usage par rapport à la logique contemporaine.