LES «FAITS NORMATIFS»

Les créations des mathématiciens et des logiciens soulèvent, en effet, pour la psychologie des problèmes que l'on pourrait, en un sens assez large, comparer à ceux que posent les créations normatives des juristes à la sociologie juridique. En effet, la sociologie comme la psychologie est une science de faits, sans compétence normative, tandis que le droit comme la logique est une discipline normative (pouvant prendre une forme dite pure comme le normativisme de H. Kelsen). Or, l'accord a fini par se faire, en distinguant les normes elles-mêmes, que ne discute pas la sociologie du droit, et les « faits normatifs » c'est-à-dire les constatations de fait selon lesquelles tel ou tel sujet construit ou accepte telle ou telle norme. On peut alors constituer une science explicative[1] des faits normatifs sans interférence, mais en correspondance, avec la création des normes. De même on peut concevoir une psychosociologie des créations musicales ou poétiques, etc., qui chercherait à les expliquer sans pour autant légiférer dans les questions d'esthétique ne relevant que des créateurs eux-mêmes. C'est dans ce même esprit de séparation radicale entre les questions de validité ou de norme et celles de fait ou de genèse causale que l'on peut tenter une interprétation psychologique des mathématiques ou de la logique, ne consistant en rien à les discuter mais uniquement à tenter de comprendre en vertu de quels processus génétiques s'expliquent telles ou telles constructions, y compris celles qui sont orientées dans la direction des fondements.

Mais, si de telles tentatives ont quelque chance de réussir, n'aboutiraient-elles pas à doubler inutilement l'analyse des fondements d'une analyse génétique lui faisant simplement écho, comme le chœur antique répétait les paroles des acteurs véritables ? Il n'en est rien, car une correspondance entre les structures implicatrices utilisées par l'activité logico-mathématique et les structures causales ou génétiques découvertes par la psychologie serait fort instructive pour l'épistémologie générale, même si cette correspondance demeurait partielle ou ne portait que sur certains aspects particuliers. Ce sont tous les problèmes du platonisme, du conceptualisme ou du nominalisme, et de l'apriorisme ou de l'empirisme qui seraient à reprendre si l'on pouvait fournir la preuve expérimentale que les tendances propres à la logique trouvent leur source dès les activités du sujet. Plus précisément, les travaux portant sur les fondements aboutissent à chercher dans les connaissances logico-mathématiques un point de départ universel. Du point de vue psychologique, les activités du sujet rendant possible une telle analyse normative apparaissent au contraire comme le point d'arrivée d'un long processus génétique. Une épistémologie soucieuse de concilier sans cercle vicieux ces deux aspects de déduction normative et d'explication génétique ne pourra donc guère s'orienter que dans la direction d'une sorte de dialectique substituant à l'apriorisme statique l'idée d'une construction continue, à la fois progressive et réflexive, et sans primat nécessaire de l'intuition des évidences mais réservant une part prépondérante à la formalisation, conçue comme un instrument rendu indispensable par le déroulement historique lui-même de l'analyse régressive. (Études d'épistémologie génétique, Paris, Presses Universitaires de France, vol. 14, pp. 147-148.)

[1] Au sens, non pas d'une incursion dans les problèmes de validité, mais d'une explication causale des processus conduisant à telle ou telle démarche de la pensée.