DEVENIR MENTAL ET PERMANENCE NORMATIVE

Les rapports entre le fait psychologique du développement et la norme logique intemporelle sont dominés par deux questions que les théories non génétiques et génétiques précédemment énumérées résolvent en sens opposés : celle de l'action et de la pensée et celle du réel et du possible.

Toutes les théories non génétiques (et d'ailleurs, chose curieuse, quelques théories génétiques aussi, telles les formes classiques de l'empirisme, etc.), conçoivent la pensée comme antérieure à l'action et celle-ci comme une application de celle-là. Il en résulte, dans la plupart des théories métaphysiques de la connaissance, une conception purement contemplative des normes, appuyées sur une vérité divine, transcendantale ou immédiatement intuitive. Cette interprétation contemplative de la norme se retrouve d'ailleurs en bien des courants épistémologiques qui, substituant le nominalisme syntactique aux diverses formes de réalisme, ne prennent pas garde à la nature active du langage, lequel consiste à mettre en correspondance les opérations des divers sujets avant d'être en état d'énoncer des vérités inconditionnellement valables. Du point de vue de l'analyse génétique, au contraire, l'action précède la pensée et celle-ci consiste en une composition toujours plus riche et cohérente des opérations qui prolongent les actions en les intériorisant. D'un tel point de vue, les normes de vérité expriment donc d'abord l'efficacité des actions, individuelles et socialisées, pour traduire ensuite celle des opérations et enfin seulement la cohérence de la pensée formelle. Sans préjuger de la nature, contemplative ou opératoire, des normes parvenues à leurs formes supérieures d'équilibre, la méthode génétique échappe ainsi dès le départ au reproche d'ignorer le normatif, puisque, de l'action effective aux opérations les plus formalisées, elle suit pas à pas la constitution de normes sans cesse renouvelées.

Mais le rapport de l'action et de la pensée n'est que l'un des aspects d'un conflit bien plus profond qui oppose le génétique au non-génétique et qui intéresse plus directement encore les relations du développement temporel avec la logique intemporelle. Le caractère essentiel des théories non génétiques est sans doute, en effet, d'expliquer le réel – la connaissance ou l'opération réelles – par un possible qui lui serait antérieur. C'est ainsi que le réalisme des universaux est solidaire, chez Aristote, de la conception fondamentale du passage de la puissance à l'acte. L'apriorisme suppose, de son côté, la préformation de la connaissance réelle en un système prédéterminé de schémas virtuels. La phénoménologie de Husserl subordonne cette même connaissance actuelle à l'intuition des « intentions » possibles. Bref, l'attitude antigénétique revient toujours à situer un virtuel préformant au point de départ de la connaissance actuelle. Or, le propre de la méthode génétique consiste au contraire à ne considérer le virtuel ou le possible que comme une création sans cesse poursuivie par l'action actuelle et réelle : chaque action nouvelle, tout en réalisant l'une des possibilités engendrées par les actions précédentes, ouvre elle-même un ensemble de possibilités, jusque-là inconcevables. C'est alors dans la relation du réel causal avec les possibilités ouvertes par lui, mais liées entre elles par un lien de virtualité toujours plus proche de l'implication logique, qu'est à chercher la solution du problème central de la norme intemporelle et du devenir génétique.

En effet, toute action formatrice d'une opération engendre, par son exécution même, deux sortes de virtualités, c'est-à-dire que, en « engageant » l'activité du sujet, elle ouvre deux catégories de possibilités nouvelles : d'une part une possibilité de répétition effective, ou de reproduction en pensée, s'accompagnant alors d'une détermination des caractères jusque-là implicites de l'action ; d'autre part, une possibilité de compositions nouvelles, virtuellement entraînées par l'exécution de l'action initiale. Supposons par exemple, une action consistant en un déplacement de A en B simplement conçue, sous sa forme primitive, comme un mouvement orienté vers B. Cette action entraîne, en premier lieu, la possibilité d'une reproduction matérielle ou mentale ; il s'y ajoutera, tôt au tard en ce cas, la découverte du fait qu'en se dirigeant vers B le mobile s'éloigne de A, etc. D'où un second ensemble de virtualités : le déplacement AB peut être inversé en un déplacement BA, qui se rapproche de A et s'éloigne de B ; de même les déplacements AB et BA sont virtuellement composables en un déplacement nul consistant à rester en A, etc. Bref, l'action initiale engendre, du seul fait de sa réalisation, deux sortes de possibilités, c'est-à-dire d'opérations virtuelles : les unes consistent à pouvoir répéter l'action exécutée, en dégageant ce qu'elle entraînait dès l'abord ; les autres consistent à la prolonger en actions nouvelles nées de son inversion ou de sa composition avec d'autres.

Chaque action réelle, tout en constituant l'actualisation de possibilités ouvertes par des actions antérieures, ouvre donc elle-même des possibilités plus larges. Il en résulte que, par méthode, l'analyse génétique doit subordonner le possible au réel et non pas l'inverse. Elle n'a pas le droit de postuler le virtuel pour expliquer le réel avant d'y être contrainte par la découverte dans la pensée du sujet lui-même, de quelque démarche réflexive situant effectivement le réel actuel dans un système de possibilités reconstituées. Elle a par contre l'obligation d'expliquer le virtuel par le réel toutes les fois qu'une action ouvre, par son exécution même, de nouvelles possibilités et engendre ainsi un système d'opérations virtuelles.

Or, si l'action effective est une réalité en devenir et constitue donc un processus génétique ou causal, le monde des possibilités sans cesse ouvertes par l'action offre par contre ce caractère remarquable d'être intemporel et de relever essentiellement de l'implication logique. Plus généralement dit, la différence entre le possible et le réel rejoint celle qui sépare les relations logico-mathématiques du devenir psychologique et physique : le problème des rapports entre la genèse historique ou mentale et la vérité logique, en sa permanence normative, tient donc essentiellement aux connexions que l'on établira entre le virtuel et l'actuel. L'univers logique constituant le domaine du possible, tandis que la genèse exprime le devenir réel, toute la question de savoir si le processus génétique reflète des normes préalables, ou s'il est de nature à expliquer la constitution des normes, se réduit dès lors au problème de l'actualisation du virtuel ou de la création des possibilités ouvertes par l'action réelle.

C'est ici que réapparaissent nécessairement les notions de l'équilibre, lieu de jonction spécifique entre le possible et le réel, et de la réversibilité, ou passage sui generis du devenir physique ou mental à l'intemporel logique.

Un système mécanique, déjà, est dit en équilibre lorsque l'ensemble des travaux virtuels compatibles avec les liaisons en jeu (donc tels que les déplacements des forces sont déterminés par la structure du système considéré) constitue un produit de composition de valeur nulle, c'est-à-dire avec compensation exacte des + et des –. Dire qu'un système réel est en équilibre revient ainsi à évoquer une composition entre des mouvements ou des travaux virtuels : parler d'équilibre c'est donc insérer le réel dans un ensemble de transformations, simplement possibles. Mais, réciproquement, ces possibilités sont elles-mêmes déterminées par les « liaisons » du système, c'est-à-dire par le réel. Or, la situation est semblable en tout processus génétique intéressant la constitution d'un système d'opérations intellectuelles. Toute action ouvre, nous venons de le voir, une série de possibilités nouvelles. L'action aboutira donc à constituer un état d'équilibre, c'est-à-dire qu'elle engendrera un système de relations stables, lorsque l'ensemble des opérations virtuelles se compenseront exactement : l'équilibre se définira ainsi par la réversibilité, dont la signification psychologique est la possibilité d'inverser les actions exécutées. Ici à nouveau le réel et le possible sont donc interdépendants en chaque état d'équilibre.

Toute l'étude du développement mental montre l'importance d'un tel mécanisme d'équilibration, caractérisé par la réversibilité croissante des actions. Tant qu'une action est accomplie à l'état isolé et sans réversibilité entière, les relations qu'elle construit ne sont pas équilibrées, ce qui se reconnaît à l'absence de conservation rationnelle. Par exemple en réunissant un ensemble d'objets A à un autre ensemble A' pour constituer le tout B, un jeune enfant commencera par ne comprendre ni la conservation des parties A et A' ni celle du tout B (il s'imaginera ainsi qu'il y a plus, ou moins, dans le tout que dans la somme des parties séparées, etc.). Lorsqu'au contraire l'action exécutée (A + A' = B) s'accompagnera de la conscience de toutes les opérations virtuelles (par exemple, en réunissant A à A', on détache A d'un autre tout : Z – A, etc.), et essentiellement des opérations inverses possibles (B – A = A' ; B – A' = A ; – A – A' = – B), le système des compositions virtuelles aboutira à un état d'équilibre, reconnaissable au fait de la conservation nécessaire des parties et des totalités hiérarchiques (nécessité logique). Le passage de l'action réelle à la conscience des actions possibles constitue donc la condition nécessaire de la construction d'un système opératoire et celui-ci est achevé lorsqu'est atteinte la composition réversible. Tout processus génétique tend ainsi vers un état d'équilibre mobile dans lequel interférent les liaisons réelles et les opérations possibles en un tout indissociable.

Or, cette interdépendance du réel et du possible caractérisant chaque état d'équilibre suffit à rendre compte de la jonction du devenir mental avec la permanence logique et normative. Il est clair, en effet, que si les actions réelles sont reliées entre elles par un déterminisme causal et temporel, les transformations simplement possibles ou les opérations virtuelles sont intemporelles et ne relèvent plus que de l'implication logique. Réunir A à A' sous la forme A + A' = B ou dissocier A de B sous la forme B – A = A' sont deux actions exécutables réellement à condition d'être successives, mais composer + A – A = 0, c'est réunir en un seul tout virtuel ces opérations successives et par conséquent entrer dans l'intemporel. La réversibilité, qui transforme les actions en opérations, présente ainsi ce caractère propre à l'intelligence et ignoré de l'action réelle, de remonter le cours du temps et de s'affranchir de celui-ci pour atteindre l'implication logique pure. Il en résulte que, plus l'action réelle élargit le cercle des opérations possibles, et plus est dense le réseau des relations virtuelles, c'est-à-dire logiques, qu'elle tisse pour s'y insérer toujours plus profondément.

Tant l'étude des rapports entre l'action et la pensée que celle des connexions entre le réel et le possible conduisent donc à cette conclusion qu'il est vain d'opposer a priori le génétique et le logique (en tant que normatif). Tout processus génétique aboutit à un équilibre qui rejoint le normatif, par le fait que la réversibilité croissante des actions temporelles correspond aux opérations directes et inverses caractérisant les liaisons logiques fondamentales (affirmation et négation, etc.). Que, en fin de compte, le logique fonde le génétique parce que le possible précéderait le réel ou que le génétique s'épanouisse en logique parce que l'équilibration des actions réelles constituerait une organisation des opérations virtuelles, dans les deux cas l'analyse génétique rencontre tôt ou tard l'intemporel logique et normatif, sans préjuger de sa position effective dans la constitution et la connaissance. En un mot, il y a toujours, génétiquement, tendance à l'équilibre, lequel introduit le possible au sein du réel : les normes sont alors liées à l'efficacité des systèmes d'ensemble embrassant le possible, bien que de tels systèmes soient nés de l'action concrète sur le réel (ou parce qu'ils sont tels). (Introduction à l'épistémologie génétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2e éd., 1973, t. 1, pp. 33 à 38.)