RÈGLES, VALEURS ET SIGNES

L'existence des règles, tout d'abord, que l'on retrouve en toute société, pose un problème intéressant quant à la nature des normes en général. L'action individuelle comporte déjà, en un sens, un aspect normatif, lié à son efficacité et à son équilibre adaptatif. Mais rien n'oblige un individu à réussir ce qu'il fait et ni l'efficacité de ses actions ni leur régularité équilibrée ne constituent encore des normes obligatoires. L'étude des faits mentaux chez l'enfant montre, d'autre part, que la conscience de l'obligation suppose une relation entre deux individus au moins, celui qui oblige par ses ordres ou ses consignes et celui qui est obligé (respect unilatéral), ou tous deux s'obligeant réciproquement (respect mutuel). Il va sans dire, en outre, que l'individu qui oblige peut être lui-même obligé par des règles remontant de proche en proche jusqu'aux générations les plus lointaines dont il est l'héritier social. De plus, de telles règles s'appliquent à tout et structurent aussi bien les signes eux-mêmes (règles grammaticales, etc.) et les valeurs (règles morales et juridiques) que les concepts et les représentations collectives en général (logique). En ce qui concerne les règles de la pensée, elles présentent une double nature: formes d'équilibre des actions individuelles, en tant que celles-ci aboutissent à un état de composition réversible, elles sont, d'autre part, imposées en tant que normes par le système des interactions inter-individuelles (nous verrons pourquoi au § 7). Cela revient à dire concrètement que si l'individu est conduit à introduire une certaine cohérence dans ses actions lorsqu'il veut rendre celles-ci efficaces, il est par contre obligé à cette cohérence lorsqu'il collabore avec autrui l'impératif hypothétique de l'action individuelle correspond à un impératif catégorique pour l'action collective; il faut ajouter qu'historiquement et génétiquement ces deux impératifs ne font d'abord qu'un, l'impératif hypothétique ne se différenciant que secondairement, parce que l'action individualisée ne se différencie elle-même que peu à peu de l'action commune (ou sentie comme telle).

En second lieu, le fait social se présente sous la forme de valeurs d'échange. L'individu par lui-même connaît certaines valeurs, déterminées par ses intérêts, ses plaisirs ou ses peines et son affectivité en général: de telles valeurs sont spontanément systématisées en lui grâce aux systèmes de régulation affectives et ces régulations tendent vers l'équilibre réversible caractérisant la volonté (en parallèle avec les opérations intellectuelles). Son activité propre suffit, par ailleurs, à introduire une certaine quantification des valeurs, ce qui, verrons-nous à l'instant, les engage dans le sens de la valeur économique: la «loi du moindre effort» exprime ainsi le rapport entre un travail minimum et un résultat maximum; le travail lui-même et les forces dépensées à son sujet constituent alors des valeurs pour l'individu, qui sont mises en balance avec celles des objets dont il tire une utilisation, et qui conditionnent donc celles-ci; le rôle de la rareté dans le mécanisme des choix conduit également à une quantification individuelle de la valeur. Mais ces valeurs, qualitatives ou en partie quantifiées, demeurent variables et fluides tant qu'elles ne donnent pas lieu à des échanges. La valeur d'échange constitue ainsi le fait nouveau qui consolide socialement les valeurs et les transforme en les rendant dépendantes, non plus seulement du rapport entre un sujet et les objets, mais encore du système total des rapports entre deux ou plusieurs sujets, d'une part, et les objets d'autre part.

Les valeurs d'échanges comprennent par définition tout ce qui peut donner lieu à un échange, depuis les objets utilisés par l'action pratique jusqu'aux idées et représentations donnant lieu à un échange intellectuel et jusqu'aux valeurs affectives interindividuelles. Ces diverses valeurs demeurent qualitatives (c'est-à-dire à quantification purement intensive), tant qu'elles résultent d'un échange non calculé, mais simplement subordonné à des régulations affectives quelconques de l'action (intérêts altruistes autant qu'égoïstes); elles sont par contre dites économiques[1] dès qu'elles donnent lieu à une quantification extensive ou métrique, cette dernière se fondant sur la mesure des objets ou des services échangés. Par exemple un échange d'idées entre un étudiant en physique et un étudiant en philosophie ne constitue pas un échange économique tant qu'il s'agit d'une libre conversation (même si cet échange est «intéressé» de part et d'autre), mais l'échange d'une heure de physique contre une heure de philosophie devient un échange économique, bien que les idées échangées soient les mêmes qu'auparavant: c'est que l'échange a été intentionnellement «calculé» et que le temps de la conversation a été mesuré (à défaut du nombre ou de l'importance des idées). La quantification de la valeur économique peut être simplement extensive comme dans un troc avec évaluation au jugé, ou devenir métrique (avec construction de communes mesures sous la forme des diverses variétés de monnaie).

Le rapport entre les règles et les valeurs est complexe. Les durkheimiens identifient ces deux termes, en admettant que toute contrainte sociale constitue une obligation dans sa forme (donc une règle), et une valeur dans son contenu. Il est exact que l'on n'observe jamais un «champ» de valeurs sociales sans que ce champ soit encadré dans des règles: les valeurs économiques ont ainsi pour frontières un ensemble de règles morales et juridiques, d'ailleurs élastiques, qui proscrivent certaines formes de vols (le vol conduisant cependant au maximum de profit contre un minimum de pertes, comme l'a finement souligné Sageret); les valeurs intellectuelles sont encadrées par les règles logiques, et lorsque l'ensemble d'un système est formalisé ces règles deviennent même l'unique source des valeurs de vérité et de fausseté, etc. Mais il n'en reste pas moins que les valeurs peuvent être plus ou moins réglées, ce qui atteste suffisamment la dualité de ces deux sortes de faits sociaux. A la limite une valeur peut même échapper momentanément à toute règle, comme une idée séduisant un esprit indépendamment de toute réglementation. A l'autre extrême, il existe par contre des valeurs que l'on peut appeler normatives parce qu'elles valent seulement en fonction de règles, telles les valeurs morales, juridiques ou logiques. C'est que la fonction essentielle de la règle est de conserver les valeurs et que le seul moyen social de les conserver est, de les rendre obligés ou obligatoires. Toute valeur tendant à se conserver dans le temps devient donc normative: un échange à crédit donne lieu à une créance et à une dette qui sont des valeurs réglées juridiquement; une hypothèse scientifique donne lieu à une conservation logique obligée au cours des raisonnements portant sur elle, etc.

Enfin le troisième aspect du fait social est le signe, ou moyen d'expression servant à la transmission des règles et des valeurs. L'individu parvient par lui-même, c'est-à-dire indépendamment de toute interaction avec autrui, à constituer des «symboles», par ressemblance entre le signifiant et le signifié (ainsi l'image mentale, le symbole ludique des jeux d'imaginations, le rêve, etc.). Le signe, par contre, est arbitraire et suppose par conséquent une convention, explicite et libre comme dans le cas des signes mathématiques (appelés symboles par l'usage, mais qui sont en réalité des signes), ou tacite et obligée (langage courant, etc.). Les systèmes de signes sont nombreux et essentiels à la vie sociale: les signes verbaux, l'écriture, les gestes de la mimique affective et de la politesse, les modes vestimentaires (signes de classes sociales, de profession, etc.), les rites (magiques, religieux et politiques, etc.) et ainsi de suite. En outre, un grand nombre de signes se doublent de symbolisme (au sens défini plus haut) et le fait est d'autant plus fréquent que les sociétés sont plus «primitives» et que les représentations collectives sont moins abstraites, c'est-à-dire moins profondément socialisées. Les systèmes de signes englobent même certains symboles collectifs plus complexes et semi-conceptuels tels que les mythes et récits légendaires, qui constituent des signifiants plus que des signifiés (bien qu'ils soient eux-mêmes des signifiés eu égard aux mots qui les expriment): ils sont, en effet, porteurs d'une signification mystique et affective qui dépasse le récit même et dont celui-ci est le signifiant. Les mythes religieux se prolongent eux-mêmes en mythes politiques: toute idéologie sociale, y compris les métaphysiques, participe à cet égard du système des signes plus que des représentations collectives rationnelles, et constitue de ce point de vue une sorte de pensée symbolique dont la signification inconsciente dépasse largement les concepts rationalisés qui lui servent de signifiés. En effet, en une représentation collective objective, la valeur découle du concept même, dont elle exprime l'utilisation adéquate, tandis qu'en une idéologie le concept n'est qu'un symbole des valeurs qui lui sont attachées de l'extérieur.

Toute interaction sociale apparaît ainsi comme se manifestant sous forme de règles, de valeurs et de signes. La société elle-même constitue, d'autre part, un système d'interactions débutant avec les relations des individus deux à deux et s'étendant jusqu'aux interactions entre chacun d'eux et l'ensemble des autres, et jusqu'aux actions de tous les individus antérieurs, c'est-à-dire de toutes les interactions historiques, sur les individus actuels. La question se précise alors de comprendre en quel sens la pensée sociologique emploie la notion de «totalité». Etant exclu qu'une totalité se réduise à une somme d'individus, puisque ceux-ci sont modifiés par les interactions mêmes, et étant écartée la solution d'une totalité «émergeant» sans plus des interactions, il reste deux solutions, d'ailleurs acceptables simultanément aussi bien que l'une à l'exclusion de l'autre. La totalité sociale pourrait être constituée par une composition additive de toutes les interactions en jeu. Elle pourrait au contraire consister en un «mélange», au sens probabiliste du terme, entre les interactions, avec interférences complexes à résultats plus ou moins probables. La totalité sociale pourrait, enfin, être en partie composable, et demeurer en partie à l'état de mélange statistique.

Or, le choix entre ces diverses solutions suppose précisément l'examen séparé des systèmes de signes, de valeurs et de règles. Qu'il s'agisse, en effet, des différentes formes de l'état, des révolutions, des guerres, de la lutte des classes et de tous les phénomènes que se doit d'étudier une sociologie concrète, les antagonismes autant que les formes d'équilibre relatif se réduisent toujours à des questions de normes, de valeurs (qualitatives ou économiques) et de signes (y compris les idéologies), car le conflit de l'harmonie des actions et des forces est nécessairement polarisé selon ces trois aspects du fait social. (Etudes sociologiques, Genève, Droz, 2e éd., 1965, pp. 32 à 35.)


[1] Voir l'article Essai sur la théorie des valeurs qualitatives en sociologie statique, reproduit dans ce volume.