NECESSITE INTERNE ET CONTRAINTE EXTERNE

C'est ainsi en particulier, que les pressions exercées par l'opinion publique ou que les contraintes politiques aboutissent à la formation d'impératifs qui dépassent la simple valorisation spontanée et atteignent un caractère normatif à des degrés divers: elles relèvent en partie des intérêts intervenant dans les échanges, mais elles imposent, d'autre part, toutes sortes de règles s'échelonnant entre les simples usages et les contraintes de caractère moral et intellectuel; mais il ne s'agit alors que d'une morale extérieure et légaliste et d'une rationalité plus proche de celle de la raison d'Etat que de celle de la raison tout court. L'opinion publique, dont Durkheim a bien dit qu'elle était toujours en retard sur les courants profonds traversant la société, constitue donc le modèle d'une totalité à la fois statistique, en tant que lien d'interférences multiples et désordonnées, et cependant en partie normative en tant qu'obligeant les individus de diverses manières: il est donc clair, étant donné son caractère simplement probabiliste et relativement peu ordonné (par opposition aux systèmes intellectuels, moraux et juridiques bien structurés), qu'elle relève de simples régulations et non pas d'un groupement opératoire. Quant à la contrainte politique, il en va de même, dans la mesure où les intérêts et le calcul y interférent avec les normes, et où celles-ci sont imposées par des pressions diverses au lieu de conquérir les esprits par leur seule nécessité interne: d'où l'existence de compromis, qui constituent la forme consciente ou intentionnelle de la régulation, par opposition à l'opération logique ou morale.

Il en faut dire exactement autant d'un ensemble d'autres variétés de contraintes dont on ne saurait exagérer l'importance historique ou actuelle sur la formation des normes collectives, mais dont le fonctionnement ne dépasse en général pas non plus le niveau de la régulation, malgré les apparences de composition rationnelle. Ce sont les contraintes émanant des sous-collectivités qui disposent en propre chacune de ses moyens spécifiques de pression: classes sociales, églises, famille et école. Nous reviendrons (…) sur les idéologies de classes, qui soulèvent tout le problème des rapports entre l'infrastructure et la superstructure. Les contraintes familiales et scolaires illustrent par contre de façon particulièrement simple le mécanisme des règles morales ou intellectuelles demeurant à mi-chemin de la régulation et de la composition entièrement normative. En effet, dans la mesure où des vérités éthiques ou rationnelles, même lorsqu'elles convergent en leur contenu avec les normes admises par l'élite morale ou scientifique de la société considérée à ce moment de son histoire, sont imposées par une contrainte éducative familiale ou scolaire, au lieu d'être revécues ou redécouvertes sous l'effet d'une libre collaboration, elles changent ipso facto de caractère en se subordonnant à un facteur d'obéissance ou d'autorité qui relève de la régulation et non plus de la composition logique: l'obéissance morale, telle qu'on l'observe en une famille patriarcale, ou dans la famille conjugale moderne durant les premières années de la vie des enfants, et l'autorité intellectuelle de la tradition ou du maître telle qu'elle s'est perpétuée sans discontinuité de l’ «initiation» pratiquée dans les tribus «primitives» jusqu'à la vie scolaire contemporaine (du moins dans les écoles non encore transformées par les méthodes dites «actives») font effectivement appel à un facteur commun de transmission, qui est le respect unilatéral. Or, un tel sentiment, en subordonnant le bien et le vrai à l'obligation de suivre un modèle, n'aboutit qu'à un système de régulations et non pas d'opérations. La question de l'obéissance se réduit, en effet, toujours, en dernière analyse, à cette alternative: raisonne-t-on par obéissance ou obéit-on par raison? Dans le premier cas l'obéissance prime la raison et ne constitue alors qu'une norme incomplète, de nature régulatrice et non pas opératoire. Dans le second cas, la raison prime l'obéissance, jusqu'à l'éliminer sous sa forme de soumission spirituelle, et le système est alors entièrement normatif, la norme de subordination unilatérale résultant d'une délégation de la norme rationnelle.

Un tel conflit est particulièrement clair dans le problème des normes juridiques. Problème très curieux, car, s'il est évident que, dans sa forme, un système de règles juridiques constitue le modèle d'un ensemble d'interactions sociales acquérant la structure du groupement opératoire, il est non moins évident qu'en son contenu un système de lois peut tout justifier et légitimer jusqu'aux pires abus en leur conférant une forme légale: en son contenu, par conséquent, le groupement des normes juridiques pourra indifféremment valider, soit un ensemble de comportements eux-mêmes normatifs par ailleurs (moraux, rationnels, etc.), soit les interactions dont nous venons de constater qu'elles demeuraient au niveau de la régulation. Mais ce problème n'est pas spécial au droit et il semble résulter de la distinction même entre les formes et leur contenu, laquelle marque l'avènement de la structure opératoire, par opposition aux structures régulatrices dont la forme et le contenu demeurent indissociables: dans le domaine des règles logiques, également, on peut se trouver en présence d'un système de propositions formellement correct, mais faux en son contenu parce que reposant sur des prémisses erronées. Pour classer les normes juridiques dans le tableau des formes d'équilibre étagées entre le rythme, la régulation et le groupement, il importe donc d'y situer au préalable les systèmes de règles logiques et morales. (Etudes sociologiques, Genève, Droz, 2e éd., 1965, pp. 54-55.)