ACTION INDIVIDUELLE ET COOPÉRATION SOCIALE

… Si la logique consiste en opérations qui procèdent de l'action, et si ces opérations constituent par leur nature même des systèmes d'ensemble ou totalités, dont les éléments sont nécessairement solidaires les uns des autres, alors ces «groupements» opératoires exprimeront aussi bien les ajustements réciproques et interindividuels d'opérations, que les opérations intérieures à la pensée de chaque individu.

Partons de la technique, dont les formes d'équilibre sont constituées simultanément par une coopération dans les actions elles-mêmes et par les groupements d'opérations concrètes dont il a été question plus haut. Voici deux individus qui se proposent de construire chacun sur les deux bords d'un ruisseau, un pilier de pierres en forme de tremplin, et de relier ces deux piliers par une planche horizontale formant un pont. En quoi va consister leur collaboration? A ajuster les unes aux autres certaines actions, dont les unes sont semblables et se correspondent par leurs caractères communs (par exemple faire des piliers de même forme et de même largeur), dont les secondes sont réciproques ou symétriques (par exemple orienter les versants verticaux des piliers face à la rivière, c'est-à-dire en face l'un de l'autre, et les versants inclinés du côté opposé) et dont les troisièmes sont complémentaires (un des bords de la rivière étant plus haut que l'autre, le pilier correspondant sera moins haut, tandis que l'autre comportera un étage en plus pour parvenir à la même hauteur). Mais comment va s'effectuer cet ajustement des actions? D'abord au moyen d'une série d'opérations qualitatives: correspondance des actions à éléments communs, réciprocité des actions symétriques, addition ou soustraction: des actions complémentaires, etc. Donc, si chacune des actions des collaborateurs, étant réglée par des lois de composition réversible, constitue une opération, l'ajustement de ces actions d'un collaborateur à l'autre (c'est-à-dire leur collaboration même) consiste également en opérations: ces correspondances, ces réciprocités ou symétries et ces complémentarités sont, en effet, des opérations comme les autres, au même titre que chacune des actions respectives des collaborateurs. Ensuite il interviendra des opérations concrètes de mesure: pour obtenir une largeur égale, chacun des deux partenaires mesurera son pilier, puis ils devront ajuster leur mesure, mais cet ajustement consistera à nouveau en une opération proprement dite de même nature, puisqu'il leur faudra utiliser un moyen terme ou commune mesure pour égaliser leurs mesures respectives. Enfin, il leur faudra déterminer ensemble l'horizontalité de la planche, dont chacun doit ajuster l'une des extrémités: pour ce faire, chacun des collaborateurs peut choisir son système de références, mais il leur faudra en plus coordonner en un seul ces deux systèmes de coordonnées, ce qui revient à nouveau à faire correspondre par une opération proprement dite leurs opérations respectives.

Bref, coopérer dans l'action c'est opérer en commun, c'est-à-dire ajuster au moyen de nouvelles opérations (qualitatives ou métriques) de correspondance, réciprocité ou complémentarité, les opérations exécutées par chacun des partenaires. Or, il en est ainsi de toutes les collaborations concrètes: trier ensemble des objets selon leurs qualités, construire à plusieurs un schéma topographique, etc., c'est coordonner les opérations de chaque partenaire en un seul système opératoire dont les actes mêmes de collaboration constituent les opérations intégrantes. (Etudes sociologiques, Genève, Droz, 2e éd., 1965, pp. 90-91.)