Naissance de l'intelligence – Observation 141

[p.236] Un premier exemple nous fera comprendre la transition entre les réactions secondaires et les réactions «tertiaires»: c'est celui de cette conduite bien connue au moyen de laquelle l'enfant explore l'espace éloigné et construit sa représentation du mouvement, la conduite de lâcher ou de lancer les objets pour essayer ensuite de les ramasser.

On se rappelle (obs. 140) comment Laurent, à 0; 10 (2) a découvert, en «explorant» un étui de savon, la possibilité de lâcher cet objet et de le laisser tomber. Or, ce qui l'a intéressé au début, c'est, non pas le phénomène objectif de la chute, c'est-à-dire la trajectoire de l'objet, mais bien l'acte même du lâcher. Il s'est donc borné, pour commencer, à reproduire sans plus le résultat observé fortuitement, ce qui constitue encore une réaction «secondaire», «dérivée» il est vrai, mais de structure typique.

Par contre, à 0; 10 (10), la réaction change et devient «tertiaire». Ce jour-là, en effet, Laurent manipule un morceau de mie de pain (sans intérêt alimentaire: il n'en a jamais encore mangé et n'a pas l'idée de le goûter) et le lâche continuellement. Il va jusqu'à en détacher des fragments qu'il laisse tomber les uns après les autres. Or, contrairement ce qui se passait les jours précédents, il ne prête aucune attention à l'acte même du lâcher, tandis qu'il suit des yeux avec grand intérêt le mobile lui-même: il le regarde en particulier longuement une fois qu'il est tombé, et le ramasse quand il peut.

A 0; 10 (11), Laurent est couché sur le dos, mais reprend néanmoins ses expériences de la veille. Il saisit successivement un cygne en celluloïd, une boîte, etc., tend le bras et les laisse tomber. Or il varie nettement les positions de chute: tantôt il dresse le bras verticalement, tantôt il le tient obliquement, en avant ou en arrière par rapport à ses yeux, etc. Lorsque l'objet tombe en une position nouvelle (par exemple sur son oreiller), il recommence deux ou trois fois à le laisser tomber au même endroit, comme pour étudier la relation spatiale; puis il modifie la situation. A un moment donné le cygne tombe près de sa bouche: or, il ne le suce pas (bien que cet objet serve habituellement à cette fin), mais refait le trajet trois fois en esquissant seulement le geste d'ouvrir la bouche.

A 0; 10 (12), de même, Laurent lâche une série d'objets en variant les conditions pour étudier leur chute. Il est assis dans un panier de forme ovale et laisse tomber l'objet par-dessus le bord, tantôt à droite, tantôt à gauche, en différentes positions. Il essaie chaque fois de le rattraper, en se penchant et se contorsionnant, même lorsque l'objet tombe à 40 ou 50 cm. de lui. Il cherche en particulier à retrouver l'objet lorsqu'il roule sous le bord du panier et se trouve donc invisible.