Naissance de l'intelligence – Observation 177

[p.290]Pour faire comprendre la différence qui existe entre les présentes conduites et les précédentes, il peut être instructif d'examiner la manière dont Laurent a découvert d'un seul coup l'usage du bâton,, après être resté des mois entiers sans savoir utiliser cet instrument.

Contrairement à Jacqueline et à Lucienne, que nous savons soumise à de nombreuses expériences au cours desquelles elles ont eu l'occasion d'«apprendre» à se servir du bâton, Laurent n'a manipulé celui-ci que de loin en loin, en attendant le moment où il a su l'utiliser spontanément. Il vaut donc la peine, pour caractériser cet instant, de retracer brièvement l'ensemble des comportements antérieurs de Laurent, relatifs au bâton.

A 0; 4 (20) déjà, c'est-à-dire au début du troisième stade, Laurent est mis en présence d'une courte baguette, qu'il assimile à un objet quelconque. II la secoue, la frotte contre l'osier de son berceau, se cambre devant elle, etc. D'une manière générale, il en fait exactement l'équivalent du coupe-papier dont il a été question dans l'observation 104. Mais, à 0; 4 (21), alors que Laurent a la baguette en main, il en frappe par hasard un hochet suspendu et continue aussitôt. Mais au cours des heures qui suivent, Laurent ne cherche plus à reproduire ce résultat, même lorsque je lui remets en main la baguette. - II ne s'agit donc nullement, dans cette première situation, d'un exemple de la «conduite du bâton». Laurent s'est borné à insérer momentanément dans un schème déjà construit (le schème de frapper) un élément nouveau. Mais l'intervention fortuite de celui-ci n'a donné lieu à aucune compréhension immédiate ni même à aucune expérimentation. Les jours suivants, je lui redonne le bâton et cherche à le lui faire associer à l'activité des schèmes variés. Mais Laurent ne réagit pas, pas plus que les semaines suivantes. La «conduite du bâton», c'est-à-dire l'utilisation du bâton à titre d'intermédiaire ou d'instrument, ne semble donc pas pouvoir [p.291] s'acquérir au cours du stade des réactions circulaires secondaires, même lorsque le hasard a favorisé l'insertion momentanée du bâton dans un schème déjà existant.

Au cours du quatrième stade, caractérisé par la coordination des schèmes, l'usage du bâton ne fait guère de progrès. Cependant, durant ce stade, l'enfant en arrive à utiliser la main d'autrui comme intermédiaire pour agir sur les objets éloignés, parvenant ainsi à spatialiser la causalité et à préparer la voie aux conduites expérimentales. Mais, lorsque à 0; 8 ou même 0; 9, je donne un bâton à Laurent, il ne s'en sert que pour frapper autour de lui, et nullement encore pour déplacer ou attirer les objets qu'il tape.

A 1; 0 (0), c'est-à-dire en plein cinquième stade (c'est donc durant ce stade que Jacqueline et Lucienne sont parvenues à découvrir l'utilisation du bâton), Laurent manipule longtemps une longue règle de bois, mais sans parvenir à autre chose qu'aux trois réactions suivantes. En premier lieu, il retourne le bâton systématiquement en le passant d'une main dans l'autre. Ensuite, il en frappe le sol, ses souliers et divers objets. En troisième lieu, il le déplace en le poussant doucement sur le sol, avec son index. A plusieurs reprises, je mets, à une certaine distance de l'enfant, quelque objectif attirant pour voir si, ayant déjà le bâton en main, Laurent saura s'en servir. Mais Laurent essaie chaque fois d'atteindre l'objet avec la main libre, sans avoir l'idée d'utiliser le bâton. A d'autres reprises, je pose le bâton à terre, entre l'objectif et l'enfant, pour provoquer ainsi une suggestion visuelle, Mais l'enfant ne réagit pas non plus.- II n'y a donc encore aucune trace de «conduite du bâton».

A 1; 0 (5), d'autre part, Laurent s'amuse avec une petite canne d'enfant, qu'il manipule pour la première fois. II est visiblement fort surpris par l'interdépendance qu'il observe entre les deux extrémités de cet objet: il déplace la canne en tous sens, en laissant l'extrémité libre trainer sur le sol, et il étudie avec grand intérêt le va-et-vient de cette extrémité en fonction des mouvements qu'il imprime à l'autre. En bref, il apprend à concevoir le bâton comme un tout rigide. Mais cette découverte ne le conduit pas, pour autant, à celle de la signification instrumentale du bâton. En effet, ayant heurté par hasard de la canne une boîte en fer-blanc, il la frappe à nouveau, mais sans avoir l'idée ni de la faire ainsi avancer ni de l'amener à lui. – Je mets à la place de la boite divers objectifs plus tentants: la réaction de l'enfant est la même.

A 1; 2 (25), je lui redonne un bâton, étant donnés ses progrès récents. Il vient d'apprendre, en effet, à mettre les objets les uns sur les autres, à les placer dans une tasse pour la renverser, etc.: autant de relations qui appartiennent au niveau de la conduite du bâton (voir vol. II). Il saisit le bâton et en frappe aussitôt le sol, puis divers objets (bottes, .etc.) posés à terre. Il les déplace ainsi légèrement mais n'a pas l'idée d'utiliser ce résultat systématiquement. A un moment donné, il est vrai, son bâton s'accroche dans un linge et l'entraîne quelques instants au cours de ses déplacements. Mais lorsque je place à 50 cm. ou 1 m. de Laurent divers objectifs désirables, il n'utilise nullement l'instrument virtuel qu'il tient en mains. - 11 est évident que, si j'avais renouvelé à cette époque de telles expériences, Laurent aurait découvert comme ses sours l'usage du bâton, par tâtonnement dirigé et apprentissage. Mais j'ai interrompu là l'essai, pour ne le reprendre qu'au cours du sixième stade.

A 1; 4 (5), enfin, Laurent est assis devant une table et je place devant lui, hors de portée, une croûte de pain. Je pose en outre, à droite de l'enfant, une baguette de 25 cm. environ de longueur. Laurent cherche d'abord à saisir sans plus le pain, sans s'occuper de l'instrument, puis il renonce. [p.292] Je mets alors la baguette entre le pain et lui; elle ne touche pas l'objectif, mais comporte néanmoins une suggestion visuelle indéniable. Laurent regarde à nouveau le pain, sans bouger, regarde un très court instant la baguette, puis, brusquement la saisit et la dirige vers le pain. Seulement, il l'a empoignée vers le milieu et non pas à l'une de ses extrémités, si bien qu'elle est trop courte pour atteindre l'objectif. Laurent la repose alors, et se remet à tendre la main vers le pain. Puis, sans s'attarder à ce geste, il reprend la baguette, cette fois à l'une de ses extrémités (hasard ou intention?) et attire le pain. Il commence par le toucher simplement comme si le contact de la baguette avec l'objectif suffisait à déclencher le mouvement de celui-ci, mais, après une ou deux secondes tout au plus, il pousse réellement et intentionnellement le croûton: il le déplace légèrement sur la droite, puis le tire sans difficulté. Deux essais successifs donnent le même résultat.

Une heure après, je mets un jouet devant Laurent (hors de portée des mains), et un nouveau bâton à côté de l'enfant. Celui-ci n'essaie même pas d'attraper l'objectif à la main: il s'empare du bâton et attire le jouet.

On voit ainsi comment Laurent a découvert l'usage du bâton, presque sans aucun tâtonnement, alors que, durant les stades précédents il le manipulait sans en comprendre l'utilité. Cette réaction est donc nettement différente de celle de ses sœurs.