La construction du réel chez l'enfant – Observation 24

[p.31]Nul objet n’est plus intéressant pour l’enfant de ce stade que son biberon (Jacqueline et Laurent ont été sevrés vers 0;6 et ont été nourris jusque vers 1;0 presque exclusivement au biberon). Il est donc permis de considérer les réactions de l’enfant à son égard comme typiques et comme caractérisant l’ensemble du stade.

Or Laurent, avec qui j’ai particulièrement analysé la chose, a présenté jusque vers 0;9 (4) trois réactions nettes, dont la réunion éclaire les observations précédentes et comporte une signification dénuée d’équivoques.

1° Il suffit que le biberon vienne à disparaître du champ de la perception pour cesser d’exister du point de vue de l’enfant. A 0;6 (19), par exemple, Laurent se met instantanément à pleurer de faim et d’impatience en voyant son biberon (il grognait déjà depuis un moment comme il le fait assez régulièrement à l’heure de son repas). Or, au moment précis où je fais disparaître – l’enfant me suit du regard ! – le biberon derrière ma main ou sous la table, il cesse de pleurer. Sitôt que l’objet réapparaît, nouvelle explosion du désir, puis calme plat après disparition. Je répète encore quatre fois l’expérience: le résultat est constant, jusqu’au moment où le pauvre Laurent, qui commence à trouver la plaisanterie mauvaise, entre en une violente colère.

Or, ce comportement s’est conservé, avec la même netteté, jusque vers 0;9. Il semble donc évident que, pour l’enfant, l’existence objective du biberon est subordonnée à sa perception. Ce n’est pas à dire, naturellement, que le biberon disparu soit radicalement oublié: la colère finale de l’enfant montre assez que celui-ci estime pouvoir compter sur l’objet. Mais, c’est précisément qu’il le considère comme étant «à disposition» de ses désirs, à la manière des objets dont nous avons parlé jusqu’ici, et non pas comme existant substantiellement sous ma main ou sous la table. Sinon, il se comporterait tout autrement, au moment de sa disparition: il manifesterait, à cet instant précis, un désir encore plus intense que pendant la perception normale. C’est ce que montre clairement la réaction suivante.

2º Lorsque je fais disparaître le biberon en partie seulement, et que Laurent en aperçoit ainsi une petite fraction à côté de ma main, d’un linge [p.32] ou de la table, les manifestations de son désir se font plus impérieuses encore que durant la perception intégrale. Tout au moins, demeurent-elles identiques: Laurent trépigne, crie, en regardant fixement la partie visible de l’objet. Jusqu’à 0;7 (1) il n’a pas tendu les bras, parce qu’il n’avait pas l’habitude de tenir son biberon, mais, dès cette date, il cherche à l’atteindre. Si je le lui offre, à demi recouvert d’un linge, il s’empare de ce qu’il voit sans mettre en doute une seule seconde qu’il s’agit bien de son biberon. Il réagit ainsi comme Lucienne à l’égard de sa cigogne (obs. 22) ou de son oie (obs. 23), à cette différence près qu’il ne sait pas soulever sans plus le linge et se borne à en dégager peu à peu et assez maladroitement le biberon (comme nous l’avons noté, l’action d’enlever d’un coup le linge, ou l’obstacle quel qu’il soit, est déjà du quatrième stade, en ce qui concerne le développement de l’intelligence en général, et il apparaît peu avant la découverte de l’objet caractéristique du même stade, découverte qu’il déclenche précisément tôt ou tard).

Notons, enfin, à propos de cette seconde réaction, que Laurent reconnaît son biberon quelle que soit la partie visible. Si c’est la tétine qu’il aperçoit, il est naturel qu’il réagisse ainsi, mais, lorsque c’est le mauvais bout, son désir est le même: il admet donc l’intégrité au moins virtuelle du biberon, dans le même sens qu’il a admis à 0;6 (17) celle du crayon (obs. 21) et que Lucienne a postulé celles de la cigogne et de l’oie (obs. 22 et 23). Seulement, comme va le montrer la troisième réaction – laquelle éclaire singulièrement la signification des deux premières – cette intégrité n’est conçue par l’enfant que comme virtuelle. Tout se passe comme si l’enfant admettait que l’objet se fait et se défait alternativement: il suffit, indépendamment de tout écran, de présenter à Laurent le biberon à l’envers pour qu’il le considère comme incomplet et privé de tétine, tout en s’attendant à ce que cette tétine surgisse tôt ou tard d’une manière ou d’une autre. Lorsque l’enfant voit une partie de l’objet émerger de l’écran et postule l’existence de la totalité de cet objet, il ne considère donc pas encore cette totalité comme toute constituée «derrière» l’écran, il admet simplement qu’elle est en train de se constituer à partir de l’écran.

3º Décrivons donc en deux mots cette troisième réaction, quitte à y revenir en détail à propos de la notion d’espace et des «groupes» obtenus par «renversements».

Dès 0;7 (0), jusqu’à 0;9 (4), Laurent a été soumis à une série d’essais, soit avant le repas soit en un temps quelconque, pour voir s’il serait capable de retourner cet objet et de trouver la tétine lorsqu’il ne la voit pas. Or l’expérience a donné des résultats absolument constants: il suffit que Laurent aperçoive la tétine pour l’amener à sa bouche, mais il suffit qu’il ne la voie plus pour qu’il renonce à toute tentative de renversement. L’objet n’a donc pas d’«envers», ou, si l’on préfère, il n’est pas ordonné selon trois dimensions. Néanmoins, Laurent s’attend à voir apparaître la tétine, et, évidemment dans cet espoir, il suce le mauvais bout du biberon avec assiduité (pour plus de renseignements sur ce comportement, voir les obs. 78 du chap. Il). C’est en ce sens que nous parlons de totalité virtuelle, du point de vue de la notion d’objet: le biberon est déjà un tout pour Laurent, mais ses divers éléments sont encore conçus comme étant «à disposition» et non pas comme demeurant organisés spatialement.

Une telle réaction confirme donc la signification des deux premières ainsi que celle des diverses observations précédentes.