La construction du réel chez l'enfant – Observation 117

[p.172] Laurent a su, dès 1;2 (15), construire, en marchant, de véritables groupes de déplacement. En voici deux exemples.

Le premier est relatif à une porte qui l'attirait chaque jour au cours de sa promenade au jardin (voir fig. 1).


Pour atteindre cette porte P, il était obligé soit de suivre deux chemins A B et B P, décrivant ensemble un angle droit au point B, soit de parcourir la trajectoire rectiligne A P en passant directement par l'herbe. Or au début de ses sorties quotidiennes, Laurent, parvenu en A, regardait de loin la porte P, mais se croyait obligé, pour l'atteindre, de suivre la trajectoire A B P. En outre, il revenait par le même chemin, prolongeant la ligne B A pour rejoindre une autre porte à l'extrémité inverse du jardin. Or, après quelques jours, il s'est mis, d'abord en revenant, à parcourir la ligne P A, d'où le groupe: A B, B P et P A. Dans la suite, il parcourt le même itinéraire dans le sens inverse: A P, P B et B A. On voit qu'un groupe proprement dit est ainsi constitué par les déplacements mêmes de l'enfant.

Le second exemple est relatif à une plate-bande carrée, C D H I. Il faut savoir que le jardin dont il était ici question est formé de quatre carrés juxtaposés (A B C D, E A D F, F D H G et D C I H) constituant ensemble un grand carré E B I G. Or, après être parti du point H pour aller à la fontaine en C au moyen de l'itinéraire H I C, Laurent sait fort bien revenir en H en suivant la ligne C D H (il suit ainsi les côtés du carré D C I H).

On voit ainsi que, dans l'un et dans l'autre de ces deux cas, l'enfant constitue, par ses déplacements mêmes, un groupe proprement dit. Un problème subsiste, il est vrai, qui est de savoir si ces groupes sont simplement dus au hasard ou conscients et intentionnels. Les deux possibilités sont en effet également vraisemblables. La première est que ces deux groupes se soient constitués par simple coordination de signaux, sans préoccupation relative à l'itinéraire parcouru. Par exemple, pour atteindre la porte P, [p.173] l'enfant saurait, lorsqu'il est en A, qu'il faut passer au préalable à côté des buissons situés en B (il a découvert cet itinéraire par hasard et a attribué depuis lors une certaine signification aux arbustes situés en B). Inversement, lorsque l'enfant est en P, il peut voir de loin certains signaux en A qui lui permettent de parcourir en ligne droite le trajet P A, sans savoir qu'il résume ainsi, en une seule opération, les deux déplacements P B et B A. Dans l'autre hypothèse, au contraire, l'enfant aurait conscience des relations spatiales unissant les trois points A, B et P.

Il est naturellement difficile de savoir comment de tels groupes sont constitués, et, par conséquent, laquelle est la vraie, au début, des deux hypothèses mentionnées. Il est même fort probable, puisque ces groupes ne se sont pas acquis en un seul jour, mais progressivement, que la première interprétation est la bonne en ce qui concerne la phase de constitution. C'est pourquoi nous classons ces faits dans le cinquième stade, lequel, du point de vue du fonctionnement de l'intelligence (Voir vol. I), est celui de la découverte des moyens nouveaux par tâtonnement dirigé et expérimentation. Mais nous croyons que, sitôt constitué le système des indices permettant à l'enfant de reconnaître la signification des différentes droites en présence, Laurent s'avère capable de combiner consciemment les déplacements entre eux pour former ainsi de véritables groupes. A cet égard, l'argument décisif nous parait être fourni par la mimique de l'enfant: loin de tâtonner ou, au contraire, de paraître agir automatiquement, on voit à chaque instant Laurent examiner la situation, puis se décider comme s'il était guidé par la perception des relations spatiales elles-mêmes.