Lettre à Romain Rolland


Leysin, le 4 août 1917

Il est probable que vous ne vous souvenez pas de moi. J'en suis du reste content, car voici longtemps que je me rends compte du caractère un peu puéril de la brochure que j'avais eu l'audace de vous adresser. Mais vous savez ce qu'on est à 19 ans. Et je ne regrette en rien une audace qui m'a valu une lettre de vous et une lettre dont j'ai compris la valeur en bien des jours de lutte où elle m'a soutenu, où elle était un trait d'union précieux parce que personnel ente votre œuvre et moi. Vous comprenez certainement ce que ces mots veulent dire malgré leur air prétentieux.

Je me permets aujourd'hui de vous écrire pour vous dire l'impression que m'a fait un article de vous sur Tolstoï paru dans les Tablettes et qui vient seulement de me tomber dans les mains. Combien vous avez raison de faire résonner cette corde et de réclamer des âmes libres! On s'en rendra compte tous les jours davantage. Je vous remercie sincèrement de cet appel qui m'émeut chaque fois étrangement.

Ce n'est pas un hasard qui vous a fait débuter cet hymne à la raison libre par la constatation de la société que nous portons tous en nous. Je dis tous parce que je crois que chacun porte en soi l'image d'un très grand nombre d'hommes qui vivent encore chacun de leur vie individuelle et qui influent sur l'âme à son insu en la poussant obscurément, en la dirigeant, en la contraignant même dans les moments de vie intense. Dire « image » est encore peu dire, car chacune de ces images est un vrai être vivant, dont les racines plongent au plus profond de moi et dont certains aspects seuls émergent dans la conscience. Ceci n'est pas l'exception, loin de là, et c'est peut-être là qu'il faut chercher l'explication et cet esprit de troupeau qui avilit les hommes. On voudrait prendre à chacun sa beauté mais on ne le peut sans graver en soi un nouveau despote, un nouveau parasite presque, et ainsi, l'on dépend entièrement du passé, de l'exemple tout fait et ainsi l'on répète sans créer, l'on pense ce qu'il fallait penser et rien de plus, l'on voit ce qu'il fallait voir et rien de plus, l'on fait ce qu'il fallait faire et rien de plus. Beauté et misère de la solidarité. Il y a une société en moi, mais moi ne je n'en suis plus...

Mais quelques esprits arrivent à se connaître, arrivent à dominer la foule qui est en eux. L'expérience de Tolstoï est de celles-là. Dans un moment de liberté, on arrive à discerner les « mois » qui sont en vous-même et à en faire, de maîtres qu'ils étaient, de véritables amis. Quelle ivresse, alors d'être à la fois un et plusieurs, de se sentir soi-même tout en se sentant dans la communion d'êtres grands, beaux, d'êtres qu'on aime ou qu'on a aimés, qu'on n'a peut-être jamais connus ou qui ne vous ont jamais connus. Alors seulement naît la liberté, alors agit la « raison libre », alors seulement on comprend la marée montante qui est en vous et la petite vague, poussée par les autres mais qui par cela même arrive à les devancer, cette petite vague qui est le vrai moi.

Pardonnez-moi de si mal commenter ce que vous dites si bien, mais j'ai senti le besoin de vous faire savoir que vos paroles résonnent même chez les âmes inconnues et qu'on ne perd jamais sa peine à parler de liberté.

Seulement... je sais ce qu'il y a de tristement comique à chercher une raison libre sans montrer ce qu'on en fait. Je voudrais vous dire mes rêves et mes certitudes et j'aimerais enraciner plus profond encore l'image qui vous représente au plus profond de moi... tout en me gardant de votre influence. Dix fois j'ai voulu vous écrire ou vous voir et chaque fois je m'en suis défendu, peut-être par indépendance, en tout cas par orgueil. Encore cet fois je vous écris pour vous dire le bien que vous me faites et je ne vous dirai rien de plus parce que je me méfie de vous. Et cependant je suis dégoûté de ce mélange étrange de fierté et de fatuité et me voici tel que je suis : un bon garçon qui se prend au sérieux. Je n'en crois rien du reste.

Que vous dire ? J'ai une bien grande envie de vous demander la permission de venir vous voir. Vous me donneriez dans tous les cas une impulsion et de celles qui sont fécondes pour toute une vie, mais je n'ai aucun droit pour vous la réclamer, sinon que vous êtes la principale force morale à laquelle je crois et une des seules forces morales qui reste debout aujourd'hui.

Seulement vous devez vous méfier de ce que je ferais de votre impulsion et je le comprends certes. Mais faites-moi crédit. Chacun est métaphysicien à 18 ans et de plus théologien, quand on est Suisse romand. Mais je crois m'être débarrassé de tout cela, depuis deux ans que je le cherche. Je crois plus que jamais au Christ mais il m'enseigne à être homme et toute croyance religieuse m'empêcherait de l'être. La foi seule est grande et la foi c'est la décision de vivre malgré le mystère qui est au fond de tout. C'est là toute ma métaphysique, une métaphysique qui n'a rien d'intellectuelle vous le voyez, et qui n'est que la métaphysique implicite à toute vie. On ne vit pas sans affirmer une valeur absolue qui donne un sens à la vie. Je l'affirme sans preuve, c'est la foi. Dès lors le grand problème est de baser la morale sur la science, puisque la foi est indépendante de la métaphysique et que la métaphysique est vaine et c'est le problème qui fait ma vie. Je crois tenir une solulion. Je travaille à l'étayer.

Pardonnez-moi ces lignes, cher Monsieur, et voyez-y la preuve de ce que vous êtes pour moi.

Les Buits, Leysin

Jean Piaget