Fondation Jean Piaget

Présentation

1936.
La naissance de l'intelligence chez l'enfant.
 Conclusions: L'intelligence «sensori-motrice» ou «pratique» et les théories de l'intelligence
Texte PDF mis à disposition le 23.10.2008



Le dernier chapitre de La naissance de l'intelligence chez l'enfant contient deux parties. Dans la première partie, Piaget répertorie quatre grandes directions qui ont été adoptées dans le passé pour expliquer l'intelligence humaine ou plus précisément les rapports qui relient l'individu et son milieu: (1) l'empirisme et l'associationnisme, pour qui tous les comportements sont le résultat d'associations calquées sur les régularités du monde extérieur, (2) l'intellectualisme pour qui, au contraire, l'intelligence est conçue comme une faculté ou un pouvoir d'organisation donnée dès le départ, créatrice de structures qui s'appliquent par harmonie préétablie à un monde extérieur de plus en plus riche et complexe, (3) l'apriorisme propre à la psychologie de la Gestalt, pour laquelle le monde extérieur étant nécessairement appréhendé par les organes de perception des individus, ces organes impriment aux contenus perçus une forme obéissant à des lois d'équilibre immuables, (4) l'interprétation pragmatique qui identifie le fonctionnement de l'intelligence au tâtonnement ou à un mécanisme d'essais et d'erreurs par lequel l'individu produit plus ou moins au hasard des comportements visant à satisfaire des besoins mais dont seuls seront conservés ceux sélectionnés par les caractéristiques du milieu propre répondant à ces besoins. Il montre comment, à la lumière des nombreuses observations décrites dans les chapitres précédents et de ce que révèlent ces observations quant aux étapes franchies par les comportements sensori-moteurs de ses trois enfants, chacune de ces grandes orientations théoriques, tout en comportant une part de vérité, échoue à rendre compte du détail de l'acquisition et de l'enchaînement des conduites à travers ces étapes qui mènent des réflexes innés et des premières réactions circulaires jusqu'à cette forme supérieure d'intelligence sensori-motrice qu'est "l'invention de moyens nouveaux par combinaison mentale". Si, comme le veut l'empirisme, l'expérience est certes nécessaire, si, comme le veut la psychologie des facultés, il y a une activité spontanée génératrice de formes, si, comme le veut l'apriorisme de la Gestalt, les formes observées dans l'objet sont projetées par le sujet lui-même, et enfin si, en effet, l'adaptation du sujet à l'objet n'est pas immédiate mais est le résultat de tâtonnements où place est laissée tour à tour au sujet (qui engendre des comportements) et à l'objet (qui les sélectionne), seule une conception intégrative peut rendre compte de l'ensemble des caractéristiques observées par Piaget chez ses trois enfants. La solution qui seule s'impose à la lumière des faits recueillis est celle d'une théorie qui conçoit l'intelligence comme le produit de l'activité assimilatrice qui prolonge sur le plan des comportements l'activité assimilatrice propre au vivant. Cette théorie s'oppose à la première en se refusant à tout réduire à l'expérience; elle s'oppose à la seconde en refusant de concevoir l'intelligence comme un pouvoir d'organisation donné dès le départ; elle s'oppose à la troisième en refusant la thèse selon laquelle les structures assimilatrices donnant formes aux contenus seraient données une fois pour toute; enfin elle diffère de la théorie du tâtonnement en limitant le rôle du hasard et en accentuant au contraire le caractère dirigé des tâtonnements, "cette direction s'expliquant par la continuité de l'activité assimilatrice" (p. 313), chaque pas de tâtonnement faisant l'objet d'une assimilation susceptible d'orienter le pas suivant pour le rapprocher du but proposé, notamment dans le cas des réactions circulaires tertiaires.

La seconde partie des conclusions expose la théorie de l'intelligence élaborée par Piaget en lien étroit avec ses nombreuses observations. Cette théorie repose sur la notion d'activité assimilatrice par laquelle le sujet, à travers ses (schèmes d') actions, tend à s'approprier un monde extérieur (au début totalement ignoré par lui en même temps qu'il s'ignore). En plus d'être étroitement reliée aux faits, cette notion offre l'intérêt d'inscrire l'intelligence sensori-motrice dans le prolongement de l'adaptation biologique des organismes à leur milieu. Mais une question se pose alors: comment l'activité par laquelle le bébé assimile la réalité extérieure lui permet-elle de construire un monde peuplé d'objets autres que lui-même? Une part de la réponse tient dans le fait que cette activité assimilatrice ne peut se dérouler sans une accommodation certes initialement totalement confondue avec elle, mais qui ensuite s'en différencie toujours davantage, jusqu'à devenir intentionnelle dans le cas des conduites expérimentales propres au cinquième stade. Mais l'accommodation à elle seule ne peut suffire à expliquer la construction par l'enfant d'une réalité peuplée d'objets (dont certains sont d'ailleurs d'autres sujets). Les faits recueillis apportent la réponse. Piaget rappelle comment cette activité d'assimilation, certes prioritairement orientée vers le milieu extérieur, porte également —au début, par la force des choses, puis, là aussi, de manière de plus en plus intentionnelle, sur les schèmes eux-mêmes, qui tendent à s'assimiler les uns les autres lorsque leur objet est commun. C'est cette assimilation réciproque qui, progressivement, conduit l'enfant à une première forme d'objectivité, c'est-à-dire à attribuer à ce qui ne lui apparaissait d'abord que comme des tableaux sensoriels des propriétés spatio-temporelles et causales qui en font des objets continuant d'exister et interagissant les uns avec les autres indépendamment de l'action propre du sujet. Enfin, Piaget soutient, cette fois sur un plan encore purement spéculatif, que cette assimilation réciproque des schèmes surimpose à l'organisation ou à l'ordre interne propre à tout schème d'action une organisation ou une coordination entre schèmes qui, toujours selon lui, est le "point de départ" de la "réversibilité des opérations" de la pensée logico-mathématique. Il faudra cependant attendre la découverte encore à venir des structures opératoires pour que cette affirmation prenne sa pleine signification et que puisse s'imposer une notion encore absente ou du moins non formulée lors de la rédaction de La naissance de l'intelligence, à savoir la notion d'abstraction logico-mathématique, ou d'abstraction réfléchissante. Aussi important soient-ils, on constate donc que cet ouvrage ainsi que la théorie de l'intelligence sur laquelle il débouche ne sont qu'une étape, certes cruciale, dans cette théorie biologique des connaissances visée par Piaget dès ses travaux de jeunesse (voir à ce sujet Recherche, son essai mi-autobiographique mi-spéculatif rédigé vers 20 ans).