Fondation Jean Piaget

Présentation

1931.
Le développement intellectuel chez les jeunes enfants: étude critique
Mind, 40 (n.s), n. 158, pp. 137-160.
Texte PDF mis à disposition le 20.07.2008



Ce texte contient une réponse à une critique adressée en 1930 par une psychologue américaine – S. Isaacs – aux premiers travaux de Piaget en psychologie génétique, et notamment aux notions de mentalité enfantine, de stade et de structure intellectuelle. Si celui-ci admet que la notion de mentalité enfantine est peu satisfaisante, il juge nécessaire de faire une place aux structures construites par le sujet, sauf à accepter la thèse empiriste selon laquelle les formes sont contenues dans le milieu extérieur, le sujet ne faisant que les en en tirer par un simple mécanisme d'abstraction. En 1931, Piaget n'a cependant que les grandes lignes des solutions qu'il proposera quelques années plus tard et qui pourront reposer à la fois sur de nombreuses enquêtes psychogénétiques conduites entre temps, et sur un puissant travail de modélisation logique réalisé à partir du milieu des années 1930. Cependant, et en lien avec la discussion de deux conceptions de l'expérience (l'une empiriste, l'autre de filiation kantienne), ou trouvera dans ce texte le germe possible des recherches ultérieures sur le développement de la méthode expérimentale chez l'enfant et l'adolescent (JP55). On y trouvera aussi, pour soutenir la thèse encore à démontrer de la genèse des structures, l'affirmation de la complémentarité entre l'approche fonctionnelle de la raison (étude des apriori fonctionnels de la raison, dont le besoin ou la recherche de cohérence) et l'approche structurale (étude de la genèse des structures intellectuelles). Si Piaget s'affirme ainsi en plein accord avec S. Isaacs en ce qui concerne l'invariance des principes directeurs de la raison et de l'intelligence considérés sous le seul angle fonctionnel, il s'oppose à la thèse selon laquelle les instruments de réalisation des fonctions directrices de la raison seraient immuables ou le simple reflet des régularités du monde extérieur. La raison, invariante du point de vue fonctionnel, peut être au contraire conçue comme "créatrice", en tant qu'engendrant les structures lui permettant de tendre à atteindre les finalités ou idéaux qui lui sont propres, mais ceci en interaction constante avec l'expérience (en 1931, Piaget n'a pas encore différencié deux types d'expérience, l'une logico-mathématique, l'autre physique; mais sur ce point aussi on décèle dans ce texte les prémices de thèses à venir sur l'abstraction logico-mathématique et réfléchissante, ainsi que sur le rôle et la nature de la prise de conscience dans la progression de la raison et de l'intelligence).

On trouvera également dans ce texte une défense très argumentée de l'usage d'une notion bien définie de stade en psychologie génétique. On relèvera à ce sujet que Piaget rejette la thèse de stades généraux du développement en raison de l'existence déjà constatée de décalages dans les acquisitions cognitives et de la nécessité de tenir compte non seulement des différents domaines de connaissance (espace, causalité, etc.) pouvant se développer à des vitesses variables, mais aussi des plans ou niveaux successifs de conscience sur lesquels se manifestent les conduites observées par le psychologue et que celui-ci doit se garder de confondre. On y trouvera également la position constante, toujours très nuancée et différenciée, prise par Piaget sur le rôle nécessaire et très important, mais pas suffisant, du social dans le développement de l'individu, du sentiment d'obligation que celui-ci acquiert face à la raison. Pour Piaget, "la réciprocité intellectuelle est nécessaire: la coopération permet seule au moi de se connaître et de se soumettre aux règles de la raison, là où il peut y avoir conflit entre elles et lui" (p. 157). Mais cette réciprocité ne s'acquiert pas d'un seul coup. Cette conquête se poursuit au-delà de l'enfance et de l'adolescence (comme le démontrent les étapes que doit franchir la science adulte pour progresser dans sa quête d'objectivité – Piaget donne l'exemple de la décentration réalisée par Einstein dans sa découverte de la relativité physique). Enfin, Piaget termine sur l'annonce que les futures recherches faites à Genève ne pourront qu'accentuer l'accord qu'il décèle entre les thèses de S. et de N. Isaacs et les siennes, dans la mesure où, une fois conduites suffisamment loin l'approche structurale des faits du développement, le temps sera venu d'étudier "le développement de la raison au point de vue prospectif", c'est-à-dire en tant qu'il s'agit pour elle "d'apprendre du nouveau", ce qui impliquera de prendre davantage en considération "le point de vue fonctionnel".

Nous avons utilisé ci-dessus la notion de décentration. Celle-ci est excellemment exemplifiée par la conception même de cette discussion engagée par Piaget avec S. et N. Isaacs. Dans la première partie de son texte, Piaget prend en effet soin de résumer les critiques qui lui sont adressées en s'efforçant de se placer du point de vue même de ses contradicteurs. On reconnaît là une attitude quasi constante chez lui dans ses rapports avec des auteurs ne partageant pas ses thèses, et que l'on souhaiterait retrouver plus souvent dans les jugements souvent trop précipités que les chercheurs se font des conceptions d'autrui…

(Nous remercions Anastasia Tryphon, de l'université de Genève, d'avoir mis à notre disposition ce texte de 1931, scanné par elle, et de nous avoir suggéré de le placer sur le site de la Fondation Jean Piaget.)