Fondation Jean Piaget

Présentation

1927.
La causalité physique chez l'enfant.
Chapitre IV: Le courant de l'eau et les mouvements dus à la pesanteur
Texte PDF mis à disposition le 22.12.2008



Dans ce chapitre, les questions posées aux enfants de 5 à 11 ans environ portent sur le mouvement des vagues (sur un lac), ou encore de l'eau dans les rivières, mais aussi sur ce qui fait que les nuages ou les astres ne tombent pas, ou au contraire sur la chute d'un objet (un caillou, etc.) lorsqu'on le lâche. A quelques nuances près, on retrouve toujours la même progression entre des explications qui, au départ, sont un mélange d'animisme (force intérieure) et d'artificialisme (cause externe), teinté de finalisme, pour aboutir à la recherche d'une causalité purement mécanique (physique) ne faisant intervenir que le poids et l'inertie, avec des stades intermédiaires dont celui dans lequel on voit à nouveau certains enfants évoquer un double moteur à la fois interne et externe qui rappelle l'antiperistasis d'Aristote.

Un point retient particulièrement l'attention dans ce chapitre. Il concerne une première notion de poids que l'on voit apparaître chez les enfants. Dans le contexte de la chute des corps et plus généralement de la pesanteur, les jeunes enfants ne font pas appel à ce qui apparaît évident aux enfants plus avancés: le poids physique (absolu ou relatif) des objets considérés. Si le soleil, les nuages, etc., ne tombent pas, c'est pour des raisons artificialistes, ou animistes ou les deux: ils le veulent bien, ou ils sont assez fort pour rester en haut. Si, dans ce contexte, le poids peut être évoqué par un jeune enfant, c'est précisément dans le sens où être lourd signifie avoir la force de rester en l'air. Et si c'est la chute d'un caillou qu'il s'agit d'expliquer, le jeune enfant n'évoquera pas le poids en tant que propriété physique, mais des raisons qui pourront relever de l'artificialisme: le caillou veut aller par terre, et il a d'autant plus de force (interne) pour le faire qu'il est lourd, qu'il a du poids. A contrario, le jeune enfant n'évoquera pas la légèreté d'un objet (relativement au milieu ambiant) pour expliquer pourquoi il monte: s'il monte, c'est parce que l'air le pousse (et non pas le fait qu'il est plus léger que l'air). Ce chapitre offre ainsi une première illustration de la façon dont la mentalité du jeune enfant donne une signification particulière à cette notion de poids : celle-ci ne prendra son sens proprement physique que lorsque sera abandonnée cette forme primitive d'explication qui réunit sans les différencier ce qui relève du physique (mécanisme), du vivant (animisme et dynamisme interne) et du conscient (artificialisme et finalisme).

Notons enfin la présence dans ce chapitre d'une expérience présentée qui anticipe une recherche ultérieure sur la chute des corps sur un plan incliné (JP55f): deux objets sont présentés aux enfants qui les reconnaissent correctement, l'un comme lourd et l'autre comme léger. Ces deux objets sont ensuite placés en haut d'un plan incliné et les enfants doivent anticiper lequel parviendra en bas en premier. Avant 6 ans, la plupart des enfants répondent que le plus léger arrivera le plus vite en bas. Dès 7 ans, ils répondront tous que le plus lourd arrivera plus vite en bas. Mais chez ces derniers, avant toute explication purement mécanique, c'est l'idée de force intérieure attribuée aux corps qui explique leur différence de vitesse. Si l'objet le plus lourd arrivera en premier en bas de la pente, c'est qu'étant plus lourd il a plus de force. Comme le résume Piaget, à ce niveau, «le poids implique simplement une force latente, à la fois poussée et résistance, et pouvant être utilisée pour toutes les fins» (p.125). Les enfants entre 7 et 10 ans pourront en effet affirmer, à propos de ces objets lointains que sont les nuages ou le soleil, que c'est parce qu'ils sont lourds, et donc forts, qu'ils ne tombent pas. C'est là tout le paradoxe des explications physiques encore teintées de dynamisme observées chez ces enfants (paradoxe que l'on retrouve d'ailleurs chez l'adulte en raison du caractère profondément anthropomorphique ou subjectif de la notion de poids!).

(Un petit extrait d'un film tourné par Inhelder et ses collaborateurs dans les années 1960 illustre ce que deviendra dans les années 1940-1950 l'expérience dite du plan incliné proposée aux enfants et aux adolescents: Gisèle, 11 ans, et le plan incliné; comme le montre ce film, il ne s'agit plus seulement d'étudier la mentalité enfantine qui sous-tend les explications des enfants, mais également de mettre à jour les "attitudes expérimentales" des enfants et des adolescents, la façon dont ils s'y prennent pour atteindre les lois et les facteurs explicatifs des phénomènes physiques auxquels l'épistémologiste psychologue les confronte…)