Fondation Jean Piaget

Entretien avec Jean-Claude Bringuier




Ioanna Bertoud interrogeant Jean-Claude Bringuier... Photographie de Jean-Rémy Berthoud

Né à Montpellier en 1925 et vivant à Paris, Jean-Claude Bringuier a été homme de télévision et documentariste depuis plus d’un demi-siècle. Il a fait du reportage, de l’interview, et a même créé avec son ami Hubert Knapp un genre, le Croquis, sorte de récit — personnel et volontairement subjectif — de voyage et de séjour dans l’un ou l’autre des coins de la planète. Sa filmographie comprend de très nombreux films témoins de ces récits. Inlassablement, il a fait parler les gens simples de la mer, de la terre. Mais sa filmographie comprend aussi de nombreux portraits scientifiques: Gaston Bachelard, Albert Schweitzer, Jean Rostand, Conrad Lorenz, Edgar Morin, Friedrich von Weiszäcker. Parmi ces portraits, celui de Jean Piaget, sur lequel on l’interroge ici, une trentaine d’années après sa réalisation. Le livre contenant ce portrait n’a rien perdu de sa fraîcheur. «Conversations libres avec Jean Piaget» (JP77a), paru en 1977 et traduit en six langues, continue son chemin et nous interpelle encore aujourd’hui. Cet « interrogeant », comme Bringuier aime à se qualifier, est à son tour questionné par Ioanna Berthoud-Papandropoulou, ancienne élève et collaboratrice de celui qu’on appelle, avec admiration et affection, le patron.

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IB. Qu’est-ce qui vous a amené à aller interroger Jean Piaget ?

JCB. Je vais le dire. Mais j’ai besoin pour ça de faire une intro, comme en musique... Est-ce que je peux ?

IB. Allez-y.

JCB. Le métier que j’exerce - ou plutôt la façon dont je l’exerce - consiste donc, pour l’essentiel, à rencontrer les gens et à parler avec eux. Au début je m’y prenais mal, ne sachant par où commencer, comment engager le débat - j’étais jeune, assez timide... Dieu merci, les circonstances m’ont aidé.

IB. Comment ça ?

JCB. J’étais à Paris et je venais d’entrer dans le cénacle de la Télévision, le saint des saints ! Je parle de l’émission « Cinq colonnes à la Une » que dirigeait, avec maestria, un Trio célèbre à l’époque : Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet. On disait : « les trois Pierre » ou tout bonnement « les papas ». Eux nous appelaient, chacun de nous réalisateurs, indifféremment, « Coco ».

IB. Coco ?

JCB. Coco. C’est Pierre Desgraupes qui m’a tiré de l’embarras un jour béni. Je l’entends encore. Ecoute Coco, c’est bien simple: face à quelqu’un que tu dois interroger, tu dis n’importe quoi. Ce qui te passe par la tête. « Bonjour », « Il fait beau », « Comment allez vous », « J’ai failli tomber dans l’escalier », ou même « Je ne sais que vous dire ». La suite vient toujours !

IB. ...

JCB. Et là, j’ai compris que c’était vrai : que là était le secret de ce métier qui allait devenir le mien. Paradoxalement, le milieu journalistique me projetait hors de lui-même ....

IB. C’était parti...

JCB. C’était parti!

IB : Vous étiez prêt pour les rencontres...

JCB. J’étais prêt à l’échange, j’avais accès aux autres. Je m’apprêtais à jouer loyalement le jeu, le rôle de Candide... Vous savez, ce n’est pas toujours simple ! Arriver à dire « je ne comprends pas ce que vous dites » et à le répéter, s’il le faut, ça implique un courage spécial - je l’ai acquis. IB. Vous parlez là des hommes d’existence publique, les savants.

JCB. En effet. Mais pour tout le monde en somme c’est pareil ! Je veux dire que l’intérêt, la curiosité sont identiques. Chaque personne est unique, dès qu’on s’en approche. On n’est banal que vu de loin !

IB. Formule généreuse. Mais on n’a pas envie d’approcher tout le monde ! Et d’ailleurs on ne le peut pas...

JCB. C’est vrai. Il faut avoir un radar, une boussole. Moi, ce qui me guide, c’est la qualité humaine...

IB. C’est à dire ?

JCB. Des gens possèdent ça... C’est à la fois rare et assez bien réparti dans le corps social. Quelqu’un s’impose, vous avez envie de lui parler, de prolonger cette rencontre. Une façon d’être, de s’exprimer. Le regard parfois suffit... la voix... Il y a une aristocratie de l’espèce humaine, on peut arriver à oser dire ça ! C’est le sel de la terre... les inconnus de la terre... des gens ont en eux des choses qu’ils ignorent avoir. Ma vie de travail a été faite de ces rencontres. Et par ailleurs, oui, il y a des hommes d’existence publique. Mais eux aussi doivent me séduire. Et je dois les séduire...

IB. Nous voilà donc chez Piaget, à Pinchat. Quelqu’un vous avait parlé de lui ?

JCB. Oui, à Paris, le grand psychiatre Ajuriaguerra. Il était très drôle, très fin, avec un double propos : il y avait ce qu’il disait, et il y avait ce que signifiait ce qu’il disait. Il disait, avec son accent espagnol : « Vous devriez aller voir Jean Piaget à Genève. » - Pourquoi ? - « Ah ! C’est un personnage extraordinaire... Il a un grand béret toujours, et il roule dans la montagne en bicyclette. Chez lui, c’est plein de plantes, on ne voit quasiment plus les fenêtres »... Et tout ça voulait dire « Il est formidable ! Allez-y ! » Alors je suis allé. Enfin, je me suis installé à l’hôtel à Genève. Et finalement, il m’a reçu.

IB. Il ne recevait pas très volontiers des personnes pour des entretiens.

JCB. Non, surtout des journalistes! Il a cru que j’étais un journaliste. Et alors quelqu’un de l’entourage — est-ce que c’est déjà Bärbel Inhelder, je ne sais pas — l’a convaincu que ce n’était pas tout-à-fait quand même un journaliste, et il m’a reçu. Assez brutalement.

IB. Ah oui ?

JCB. Oui, enfin non, c’était un grand type formidable, physiquement imposant, cheveux blancs, magnifique vieillard, jeune, dynamique, plein de vie, plein de vie. Il m’a dit « On m’a dit de vous recevoir, alors je vous reçois»: c’était un peu frais, hein?

IB. Chez lui à Pinchat ?

JCB. Chez lui à Pinchat, oui. Et il me dit « Qu’est-ce que vous voulez ? ». Je lui dis « Il parait que vous êtes... je crois avoir compris que vous étiez un inconnu célèbre ». Alors il m’a regardé, il a haussé les épaules, c’est tout.

IB. Cette remarque a dû le stimuler à vous en dire davantage, parce que c’est une contradiction, « un inconnu célèbre ».

JCB. Oui, alors peut-être que j’ai eu l’astuce involontaire de dire les mots qu’il fallait, je ne sais pas. Et il m’a dit « Mais qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez qu’on ait un entretien ? Pour quoi faire ? » - « Pour que les gens vous connaissent un peu mieux ». Je savais tout de même qu’il était très connu à l’Université, je savais aussi que la première année les étudiants avaient du mal à suivre...

IB. C’est possible que plus on avançait dans les études avec lui, plus ça devenait intelligible... JCB. Oui, et au début ça ne l’était pas. Enfin, des gens comme Cellérier ou Carreras ou d’autres m’ont dit que la première année, on ne comprenait rien de ce qu’il disait, carrément.

IB. Et ce que vous vouliez en l’interrogeant, c’était le rendre plus intelligible aux débutants ?

JCB. Ca m’excitait, parce que c’était un homme quand même très connu, très considéré, très très bon, enfin. Et puis, dès que je l’ai vu, je suis tombé amoureux de lui ; enfin, vous voyez comment je l’entends : ce grand bonhomme aux yeux bleus, déjà vieux et un peu distant et courtois et goguenard. Et alors il y a eu l’étrangeté de cette première rencontre. Je lui dis « Ecoutez, donnez moi un moment, je suis venu ici, vous ne pouvez pas me lâcher », il dit « Mais je n’ai pas le temps » - « Ecoutez, une heure ! » et alors ça a commencé comme ça, et on s’est donné rendez-vous pour le lendemain.

IB. Alors justement. Voilà comment ça commence. Vous lui dites : « Je vous en prie, si vous avez quelque chose à terminer... ».

JCB. Quand je suis arrivé, il était en train d’écrire...

IB. Et il vous a dit... « C’est excellent de rester au milieu d’une phrase; ça évite le temps d’amorçage .... ». Donc il aimait bien être interrompu, mais pas par n’importe qui. A ce moment-là il était acquis à votre cause.

JCB. Oui... C’était le lendemain en question! Le pire était passé ...

IB : Mais que cherchiez-vous en l’abordant ? Vouliez-vous qu’il vous parle de lui, de son oeuvre, des deux ? Je sais que vous avez interrogé plusieurs autres hommes de science.

JCB. La réponse que je vais essayer de faire concerne tous les gens que j’ai interrogés. J’ai interrogé deux sortes de personnes. Des inconnus de la terre, que ce soit en France, en Angleterre, en Amérique, en Espagne, en Suède, dans plusieurs pays. Je suis un flâneur salarié, c’est-à-dire je me suis promené pendant cinquante ans à travers le monde avec le plaisir de parler avec des gens pré-choisis par moi, et en plus j’étais payé pour ça.

IB. De parler avec eux, et de les faire parler, surtout.

JCB. En général les gens qui me connaissent, et c’est toujours la cooptation, s’ils me parlent, c’est qu’ils devinent que ça va marcher. Les relations, les contacts ont joué.

IB. Les contacts avant l’entretien…

JCB. Si l’entretien a lieu, si nous sommes en présence l’un de l’autre, c’est que ça a été préalablement rendu possible. Je ne suis pas un journaliste, je n’ai jamais fait d’interview, j’ai fait des entretiens. Le métier, souvent noble, du journaliste, est de couvrir un événement, « couvrir » est un mot extraordinaire d’ailleurs, parce qu’on ne le voit plus, l’événement. Le journaliste on l’envoie pour rendre compte de ce qui s’est passé. Moi, c’est l’inverse : j’arrive quand il ne se passe plus rien, quand la vie dite normale a repris. Ce qui m’intéresse, c’est ce que les gens trouvent banal, et ce qui pour moi est unique.

IB. La première sorte de gens que vous avez interrogés, ce sont donc les inconnus de la terre.

JCB. Oui, des gens que le hasard et l’amitié autour de moi m’avaient permis de rencontrer.

IB. Et l’autre espèce de personnes ?

JCB. Ce sont les hommes publics.

IB. Les hommes de science surtout ?

JCB. Il se trouve que ça a été des hommes de science. Et quand on interroge quelqu’un qui est précédé par son existence publique, on ne s’adresse pas à lui comme on s’adresse à un paysan des Pyrénées. Quand j’interroge des inconnus, je constate qu’en général ces gens savent des choses qu’ils ne savaient pas savoir. Quand j’interroge des savants, je ne suis pas moins libre, mais je me sens plus embarrassé pour l’entretien. On trouve des répliques qui vous débarrassent de l’embarras, c’est-à-dire qu’on sait qu’on se met à parler maladroitement, et que ça n’a aucune importance, quand il s’agit d’une certaine qualité de propos.

IB. Cette liberté-là se sent à travers tout le livre.

JCB. Vous savez, ça a été un animal sauvage, il a fallu me faire accepter. Il m’est arrivé avec Piaget ce qui m’est arrivé avec Levy Strauss aussi... je les ai fatigués. J’ai obtenu de moi ce courage bizarre que j’évoquai qui est de dire : « Je ne comprends pas ce que vous dites ». Il n’y a pas beaucoup de gens qui disent ça.

IB. Cela devait le stimuler plutôt. Une petite réplique « Je ne comprends pas ce que vous dites » ou une répétition de ses deux derniers mots sur un ton interrogatif, provoquait chez lui, on le voit dans le livre, plein d’explications, deux pages de texte.

JCB. C’est vrai, mais parce que déjà nous étions réchauffés, le courant circulait. Mais au début ça n’a pas été très commode. Souvent, ça ne se sent pas dans le livre, mais il laissait tomber les conversations, et il fallait relancer; alors parfois c’était lui, parfois c’était moi. Il se méfiait au début; et puis, comme on fait l’amour, on a fait l’amitié.

IB. Il se méfiait, vous dites ?

JCB. Il ne savait pas que j’étais un documentariste, il me prenait pour un journaliste, c’est une espèce de gens dont il se méfiait, les journalistes.

IB. Parce qu’il n’aimait pas les questions hors de sa sphère d’intérêt scientifique.

JCB. Oui, et il était quand même très jaloux de son travail, il était très occupé par son oeuvre, par son travail. Il dit quelque part plus tard dans l’entretien, quand il s’est permis quelques libertés avec moi, presque des aveux : « Vous me faites penser à Proust qui dit qu’il faut qu’il se dépêcher, parce qu’il lui reste très peu de temps pour finir son oeuvre ». Il parlait de lui, bien entendu.

IB. Cela fait bientôt quarante ans que les premiers entretiens ont eu lieu. Et pourtant aujourd’hui encore, ce livre est recommandé aux étudiants.

JCB. Encore maintenant ?

IB. Oui, et dans plusieurs pays. Il a été traduit en six langues : anglais, hébreux, italien, japonais, néerlandais et grec moderne.

JCB. Souvent j’ai reçu des remerciements. Quand les films ont été faits — parce que les films ont précédé ce livre, Piaget qui boudait les films a été content quand il les a vus, on l’a forcé à voir ces films, je ne sais pas si c’est Cellerier ou quelqu’un de l’équipe — il m’a téléphoné tout de suite et il m’a dit « C’est épatant, je vous remercie ».

IB. Je trouve assez extraordinaire que les étudiants, après quarante ans, sont encore friands de ce livre.

JCB. C’est parce que c’est le seul événement de sa vie où il a daigné expliquer sa pensée à quelqu’un qui lui posait des questions.

IB. Pourquoi « Conversations libres » ?

JCB. Parce qu’elles sont chaotiques, il y a des allers et des retours. « Libres », ça veut dire qu’il n’y avait pas de sujet pré-établi. Vous me demandiez la différence entre les hommes publics et les gens. Aux gens je ne peux pas dire « J’ai envie de vous interroger pour ce que vous êtes, je vais interroger votre âme ». C’est la vérité, mais je ne peux pas le leur dire, alors je triche, je dis « Vous êtes maçon, parlez-moi de votre métier ». Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont il en parle, c’est-à-dire le rapport qu’il a avec lui-même. Avec les hommes de science, les hommes de savoir, c’est-à-dire des personnes qui ont la maîtrise du langage, je n’ai pas besoin de ça, et même ça me gêne. Il faut qu’ils dépouillent le vieil homme. La difficulté avec Piaget comme avec d’autres hommes de science, c’est que c’est un professeur, donc il a des choses à redire chaque année, devant des élèves nouveaux. Pour eux ce n’est pas gênant, mais pour lui c’est gênant de se répéter. Quand on a une conscience professionnelle, il y a une gêne quelque part à répéter ce qu’on dit, parce qu’on s’encroûte au sens littéral, il y a une croûte qui se forme entre les mots. Il y a un ciment qui se met, et qui enlève le vivant de la parole, de la phrase.

IB. Vous voulez dire que le fait d’être interrogé par vous fait sortir le savant de cette ....

JCB. C’est l’effort que doit faire l’interrogeant et aussi l’interrogé, avec l’aide plus ou moins valable de l’interrogeant. Il faut retrouver la pulpe première. Retrouver l’origine de la pensée. Piaget a dit un jour : « Si j’avais pu interroger l’humanité entière ça aurait été formidable ; je n’avais à ma disposition que ce raccourci de l’humain qu’est l’enfant ». Il n’a pas dit ça comme ça, mais ça veut dire ça. Et bien sûr on croit que c’est un psychologue de l’enfant : c’est vrai et ce n’est pas vrai, c’est un psychologue de l’humain à travers l’enfant.

IB. A votre manière, vous suiviez bien sa pensée. Parfois, lors des entretiens, vous paraphrasiez ses derniers mots, et ça le faisait rebondir, on le voit bien dans le livre.

JCB. Exactement, et c’est parce qu’il n’avait pas l’habitude. J’ai eu cette chance de n’avoir pas eu de prédécesseur auprès de lui. Et donc c’était un phénomène, une fois qu’il l’a eu admis, entièrement nouveau pour lui. Il a eu affaire à un type qui comprenait vaguement ce qu’il lui disait, qui semblait vraiment intéressé, et il s’est pris au jeu. Ça fonctionnait.

IB. Piaget est l’inventeur de la méthode clinique en psychologie, une méthode originale, qui lui a été inspirée par la psychiatrie lorsqu’il travaillait à Paris en 1921. Lorsqu’on interroge les enfants avec cette méthode socratique, on s’adapte à eux, on fait aussi constamment des hypothèses sur ce que signifie ce que le sujet vient de vous dire. Eh bien, ces caractéristiques de la méthode d’interrogation sont présentes dans votre façon de questionner Piaget. S’il s’est pris au jeu, comme vous dites, c’est peut-être aussi parce qu’il s’est reconnu dans votre méthode d’entretien.

JCB. Il s’est reconnu quelque part.

IB. Il a constaté que vous pratiquiez sa méthode, sans l’avoir apprise par lui!

JCB. Je ne le savais pas, mais alors vous m’éclairez aujourd’hui, effectivement vous avez raison : naturellement c’est une des choses qui a servi de tuteur à nos conversations. J’ai eu cette chance, involontaire, c’était une heureuse coïncidence. Et c’est allé de mieux en mieux. En me quittant, il y a donc eu deux périodes, en 1969 et en 1975, il m’a dit: « Vous revenez quand vous voulez ».

IB. Il a laissé la porte ouverte.

JCB. Alors que ça avait été précédé par des difficultés.

IB. Qu’est-ce que vous pourriez encore dire sur vos entretiens ?

JCB. Je ne sais pas s’il faut en parler, mais au début je ne comprenais rien de ce qu’il me disait.

IB. Comment pouviez-vous alors continuer de le questionner? Lorsqu’on pratique la méthode clinique, on rencontre souvent la difficulté de la « question d’après » : quand le sujet vous dit quelque chose, qu’est-ce que vous lui demandez après ?

JCB. J’avais une espèce d’instinct, je posais des questions qui n’étaient pas trop ridicules, même si je ne comprenais pas. J’avais entrevu à peu près de quoi il était question quand on parlait. J’avais des trous énormes, et curieusement les trous m’ont aidé, parce qu’ils demandaient à être comblés.

IB. Comblés au cours de l’entretien, mais aussi aux entretiens suivants ?

JCB. C’était fini en principe. Je lui ai dit « Je voudrais travailler encore une heure avec vous ». Il m’a dit «si vous voulez ... », c’était dans le jardin. Mais ça n’a pas été une heure, ça a été deux heures. Et puis je suis rentré à Paris, j’ai réécouté et réécouté, et j’ai vu les trous réels qui restaient. Je me suis dit: comment faire, ce n’est pas fini. Et là, Bärbel Inhelder m’a aidé. Je l’ai appelée, je lui ai dit « Voilà ce qui se passe, je n’ai pas fini ». Elle a dit « Dans un mois il y a le symposium ». Le symposium c’était le moment où Piaget réunissait les savants du monde entier, pour parler de son travail et du travail qui était avoisinant au sien. Parce que quand même, Piaget a du génie, il a cette espèce de façon vorace d’attraper ce qu’il ne tient pas encore dans ses mains.

IB. C’est l’assimilation.

JCB. Et à mesure que j’avais affaire à ces gens, je me décrassais de ma timidité scientifique.

IB. Alors Bärbel Inhelder vous a suggéré de venir au symposium...

JCB. « Si vous lui demandez de venir au symposium, il ne pourra pas vous refuser, et là vous vous débrouillez ». C’est ce que j’ai fait, et j’ai filmé bien sûr le symposium et je me suis débrouillé pour avoir de nouveau une heure ou deux d’entretien ; et avec ça j’ai construit mes films.

IB. Peut-on dire que l’entretien avance à coups d’incompréhensions de l’interrogeant ? Chaque fois que celui-ci montre des signes d’incompréhension, déclarée ou non, ça le fait repartir. Il construit là-dessus.

JCB. Voilà ! Il y a peut-être un parallélisme entre nos entretiens et ce qu’il pense de la construction du monde. Une chose que j’aimerais encore dire : j’ai aimé profondément Piaget. Il manque, toujours, non, pas tous les jours, mais il manque souvent. Et il n’arrête pas de manquer, ça ne s’estompe pas. Cet homme est évidemment un génie, avec cette particularité d’être un gars candide. Je crois qu’il a confiance en l’espèce humaine. La tâche humaine est de s’améliorer. La jalousie ne lui a pas atteint la plante des pieds. ... Avec des roublardises aussi. Il m’a dit : « Quand j’entends une contradiction qui m’intéresse, je l’écoute comme je peux, et après je l’intègre ». A la fin du dernier entretien, lorsqu’il m’explique qu’il n’est pas parti d’un système préétabli, mais qu’il a petit à petit, séquentiellement, construit sa théorie, je lui lance : « Vous êtes très piagétien au fond » ; et en riant il me répond: « Je l’étais moins autrefois. Mais ça commence ». Sous cette boutade, une violente et souveraine confiance en soi. Il avait la simplicité des très grands. Piaget, Lévy Strauss, Albert Schweitzer, ils sont tous des types simples. A la crête, au faîte, il y a une simplicité qui n’est pas voulue, qui est souveraine. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer ça.

IB. Merci, Jean-Claude Bringuier, de nous avoir livré le portrait de Piaget, et aussi un peu le vôtre aujourd’hui.

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©Ioanna Berthoud et Jean-Claude Bringuier
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Des extraits radiophoniques d’enregistrement des entretiens de Jean-Claude Bringuier avec Jean Piaget mais aussi avec quelques-uns de ses plus proches collaborateurs peuvent être écoutés sur la page suivante du site de la Radio Télévisions Suisse romande:
www.rts.ch/docs/histoire-vivante/5479618-profession-documentariste-3-5

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Sur le terrain de l’intelligence nous parlons […] de stades lorsque les conditions suivantes sont remplies: 1° que la succession des conduites soit constante, indépendamment des accélérations ou des retards qui peuvent modifier les âges chronologiques moyens en fonction de l’expérience acquise et du milieu social (comme des aptitudes individuelles); 2° que chaque stade soit défini non pas par une propriété simplement dominante mais par une structure d’ensemble caractérisant toutes les conduites nouvelles propres à ce stade; 3° que ces structures présentent un processus d’intégration tel que chacune soit préparée par la précédente et s’intègre dans la suivante.